Le capitalisme à l'affût des forêts

Puits de carbone, mines de bois ou refuge naturel, quel avenir l’ONF réserve-t-il à la forêt francilienne ? [N°12]

[article publié dans le dossier « Forêts : le bois dont nos rêves sont faits » du Chiffon n°12]

Alors que les forêts franciliennes étaient jusqu’à présent largement épargnées par la sylviculture intensive, l’Office national des forêts, chargé de la production de bois et de la sauvegarde des massifs, favorise les conditions de son industrialisation en déboisant des chemins d’accès pour de gros engins sylvicoles. La hausse des coupes couplée à la promotion par les pouvoirs publics du bois-énergie, considéré à tort comme « zéro émission de CO2 », exerce une pression grandissante sur les forêts. Une partie de la société civile s’en inquiète et défend leur rôle de « puits de carbone » indispensable pour faire face au changement climatique.

À quelques pas de la forêt de Meudon, autour de l’étang d’Ursine, côté Vélizy-Villacoublay (Yvelines), une population clairsemée de coureurs s’exerce tranquillement. Le calme du coin est à peine rompu par l’animation d’un petit groupe de jeunes réunis autour d’un banc. Jean-Claude Denard, ancien ingénieur-chercheur pour Synchroton Soleil (Paris-Saclay), un bandana rouge retenant sa chevelure grisonnante, connaît bien les environs : « Ici, il est en train de s’ouvrir des chemins de quatre mètres de large tous les 24 mètres. Pour la réalisation de cet aménagement, l’Office national des forêts (ONF) est en train de faire déboiser 17 % de la forêt. L’exploitation démarrera dans huit à dix ans », explique-t-il, amer.

Le jeune retraité plaide avec l’association Chaville environnement en faveur de l’arrêt de ces « cloisonnements d’exploitation », à savoir les chemins déboisés qui quadrillent la forêt. Y circuleront les engins et leurs bras mécaniques, qui, déployés, pourront atteindre de part et d’autre la totalité des arbres lors de la coupe. Une pétition en ligne lancée en mars 2023 intitulée « Sauvons la forêt de Meudon » dénonçant, et s’opposant à cette entreprise, recueille à ce jour quasiment 60 000 signatures.

Depuis sa création en ÉPIC (Établissement public à caractère industriel et commercial) en 1964, l’ONF doit se financer en partie grâce à la vente de bois. Depuis 1999, et la suppression du Fonds forestier national, il lui est demandé de s’auto-financer intégralement . Au risque de scier la branche sur laquelle il est assis. La création de l’ONF a été « une pierre de soutènement de l’effort opéré par le législateur et par l’État pour favoriser la productivité forestière1 », analyse Daniel Perron, historien de la forêt. Un productivisme sylvicole inconfortable pour l’institution qui frôlait en 2021 les 400 millions d’euros d’endettement2.

« Les premières coupes pour les  »cloisonnements d’exploitation » dans la région ont été réalisées entre 2017-2019 », explique Ysatis Nadji, chargée de communication de l’agence ONF Île-de-France. Mais ces déboisements préalables à l’exploitation ne sont pas novateurs, assure l’ONF, « c’est un outil de gestion développé depuis la fin du XXe siècle, lié à la mécanisation, à l’évolution des techniques de coupe qui allègent la pénibilité des forestiers, qui sont d’ailleurs de moins en moins nombreux ». Jean-Claude Denard n’est pas du même avis : « À Meudon, Fausses-Reposes et à Verrières, c’était très peu pratiqué jusqu’aux années 2018-2020. Ces coupes sont trop importantes pour une forêt domaniale dont la priorité affichée est le respect des activités récréatives du public ».

Laisser place à la bête

Les déboisements similaires repérés dans les forêts de Fausses-Reposes et de Verrières inquiètent tout autant les différentes associations et collectifs de vigilance des forêts. Ils dénoncent la destruction quasi-irréversible des sols causée par les engins, à rebours des missions de protection de l’environnement de l’ONF. « Chaque année nous observons des ornières », déplore Sophie Durin, présidente de l’association des Amis du bois de Verrières, « à certains endroits l’eau ne s’infiltre plus ». Pour elle, la circulation d’engins pouvant peser jusqu’à 40 tonnes une fois chargés, « sur une terre détrempée par la pluie, c’est l’assurance de détruire la porosité des sols et des écosystèmes qui y cohabitent ».

Du côté de l’ONF, « il ne faut pas qu’il y ait d’amalgames, contrairement à ce que nous avons pu voir écrit sur certains panneaux, ONF n’égale pas Bolsonaro3 », explique Ysadis Nadji. L’ONF assure que « les pneus de ces engins sont conçus pour limiter les impacts au sol ». La militante écologiste Sophie Durin maintient sa position, « l’ONF défend de toute manière la mécanisation, il est là pour produire du bois. S’il explique que les véhicules sont adaptés, les ornières sont là. Pendant les hivers pluvieux, les travaux devraient être adaptés, en mettant plus de branchages par exemple, voire en stoppant les opérations, ce qu’on ne constate pas ».

 

Les opérations de déboisement s’étalent sur le temps long. « D’ici 50 ans, 17 % du massif forestier de Meudon sera définitivement supprimé », assure Raphaël Kieffert, technicien forestier à l’ONF en région Grand Est, membre du syndicat Snupfen Solidaires. « On a systématisé le principe des chemins d’exploitation depuis la tempête de 1999. Pour limiter la surface tassée, l’ONF a fait le choix de concentrer l’affaissement sur ces chemins. Dans certaines forêts de résineux c’est parfois le tiers qui est déboisé pour servir de voies aux engins  », détaille le jeune forestier.

En forêt de Meudon, la résistance de Chaville environnement a toutefois permis d’obtenir l’instauration d’une zone de 50 mètres de large « hors cloisonnements d’exploitation » embrassant le principal étang pour préserver les espèces protégées de crapauds. Le dernier plan d’aménagement (pour 2021-2040) a retenu cette demande assurent les militants, qui ne peuvent toutefois pas accéder au document qui n’est pas disponible en ligne.

La politique forestière nationale4 est guidée par le principe dit de « multifonctionnalité ». La forêt est vue comme un « bouquet de services » : composé d’une fonction de production (économie), d’accueil du public (social) et de protection de l’environnement. « Si l’économique reste prioritaire, l’adjonction du social et de l’environnemental [dans la politique forestière redéfinie en 2001] est un pas vers un changement de paradigme », estime Daniel Perron, auteur de La forêt française et ancien chargé de prospective à l’ONF.

L’ONF doit se financer en partie grâce à la vente de bois

Cette tripartition des services rendus par la forêt met donc au centre la production de bois. Le niveau de coupes, déjà en augmentation constante (plus de 20 % sur 2013-20215), est renforcé par le Programme national de la forêt et du bois (PNFB) pour 2016-2026 qui prévoit « d’atteindre [à partir de] 2026 une récolte de bois commercialisée en augmentation de douze millions de mètres cubes6 ».

Décliné en un Programme régional de la forêt et du bois en Île-de-France (PRFB), il est prévu de couper plus d’un million de mètres cubes de bois par an, contre 742 000 en 20167. Soit quasiment le volume de bois qui pousse chaque année dans la région, le taux d’accroissement naturel étant de 1,2 million de mètres cubes par an. Un objectif justifié parce que l’Île-de-France dispose « d’une grande ressource forestière au potentiel sous-exploité » et d’une forêt, dont « la fonction économique est aujourd’hui insuffisamment considérée et sous-valorisée »8.

Voici venu le temps de la « biomasse »

En vue de réduire de 55 % ses émissions nettes de gaz à effet de serre d’ici 20309, l’Union européenne (UE) a fait le choix de privilégier le bois au charbon, au fioul et au gaz dans la production d’électricité et de chaleur. Dans la droite lignée de la directive européenne sur les énergies renouvelables (2009), la dernière feuille de route environnementale de la Commission (le « Pacte vert européen » de 2020) loue les combustibles issus de la biomasse, soit l’énergie tirée de la matière biologique dont le bois fait partie.

Dans ce sens, le PRBF francilien pour 2019-2029 promeut le développement de la filière bois-énergie qui « représente un débouché non négligeable pour le bois francilien, permet de développer une filière locale fondée sur une énergie renouvelable, mais requiert un effort important de structuration et de sensibilisation auprès du grand public, des élus et des acteurs de la filière forêt-bois.» La hausse de la consommation de bois-énergie fait concrètement pression sur les forêts et intensifie les coupes. En Île-de-France, elle représente la moitié des volumes de bois commercialisés pour l’année 2016, proportion qui a continué d’augmenter ces dernières années.

 

Le bois ne s’épuise pas et n’émet pas d’excédent de gaz à effet de serre si, et seulement si, il en est coupé moins que le volume qui a poussé naturellement.

Associations et collectifs de vigilance des forêts questionnent son expansion et déplorent la mise en place de financements publics incitatifs pour le développement de cette source d’énergie tels que « la fin de la TVA à 10 % pour le bois de chauffage façonné, les subventions pour l’achat et l’installation de poêles, inserts et chaudières à bois domestiques »10.

Des relations dégradées, vous dites ?

« Il y a eu au début des années 2000 une accélération de la dégradation de la relation entre l’ONF et les riverains », estime Dominique Bonte, technicien forestier à l’ONF, membre de la Snupfen Solidaires. « C’était principalement lié à l’augmentation des coupes en forêts corrélées à la maladie du châtaigner et aux dégâts causés par la tempête de 1999 », poursuit le forestier en exercice dans l’Aisne. « Cette augmentation des prélèvements [sic] était aussi liée au manque de financement de l’ONF qui applique depuis sa création le principe de la  »forêt doit payer la forêt » », insiste-t-il.

Si la forêt fait l’objet d’une rationalisation de son exploitation depuis les balbutiements de l’État moderne (l’Édit de Brunoy de 1346 stipule que les forêts doivent se « soustenir perpétuellement en bon estat »11), les riverains n’en gardent pas moins une attention particulière, surtout dans le contexte technopolitain de l’Île-de-France. Pour Raphaël Kieffert, l’attention portée aux forêts s’est globalement accentuée en France depuis l’épidémie de Covid-19 et la crise politico-sanitaire qui s’en est suivie. Dans les forêts des Ardennes où il travaille, il observe un effet « post-confinement qui se vérifie par une fréquentation accrue ».

Le bois, la bonne idée verte…

La promotion du bois-énergie tend à renforcer l’exploitation des arbres. Peut-elle pour autant être qualifiée de renouvelable ? Les gestionnaires européens, et les pouvoirs publics à commencer par l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe), considèrent qu’une fois brûlé, le bois rend à l’atmosphère le CO2 qu’il a capturé de son vivant pour croître. En conséquence, les émissions de carbone doivent compter pour « zéro » vis-à-vis de l’effet de serre. « En 2009, l’Union européenne a adopté la directive sur les énergies renouvelables. C’est ce texte qui a classifié l’utilisation de toute la biomasse en tant qu’énergie renouvelable », explique Kelsey Perlman, responsable du dossier forêt pour l’ONG Fern12.

Un effet d’ « annulation » fortement contesté par le milieu scientifique. D’une part, « l’émission de CO2 à la combustion du bois est double en comparaison du gaz naturel, par mégajoule d’énergie rendue », fait savoir Philippe Leturcq, ancien professeur et chercheur à l’Institut national des sciences appliquées de Toulouse.

D’autre part, « renouvelable » ne signifie pas « décarboné, qui est synonyme de zéro-carbone », rappelle le chavillais Jean-Claude Denard, critiquant un glissement sémantique. « Si les coupes sur une année ne dépassent pas l’accroissement naturel d’une forêt, le CO2 émis par la combustion du bois est rapidement réabsorbé par l’accroissement naturel dans la même année […]. » Le bois ne s’épuise pas et n’émet pas d’excédent de gaz à effet de serre si, et seulement si, il en est coupé moins que le volume qui a poussé naturellement. Or, « le CITPA 13a calculé que le rythme annuel d’absorption du CO2 des forêts françaises a diminué de moitié en dix ans », explique Jean-Claude Denard.

Pour Philippe Leturcq, la logique de l’UE derrière le calcul des estimations d’émissions de gaz à effet de serre du bois est à démystifier. « Aurait-on idée d’affirmer que les budgets de tous les ménages sont équilibrés, les revenus étant forcément égaux aux dépenses ? », interroge-t-il. « Professionnels de la forêt et du bois, décideurs politiques et, malheureusement, quelques scientifiques aussi, expliquent cette  »neutralité » par un argument trompeur qui postule l’équivalence de deux processus disjoints, la capture et l’émission, qui ne sont en général ni égaux ni synchrones ! », conclut-il.

Fixation de carbone (dans ses sols et les parties aériennes), purification de l’eau, refuge pour le vivant… Face aux dérèglements climatiques, l’humanité doit pouvoir compter sur sa forêt. Pourtant des politiques régionales, nationales, européennes – à rebours des alertes des écologistes et de certains scientifiques – participent à renforcer la domination industrielle et la marchandisation des forêts. La politique sylvicole serait-elle en train de muter comme l’agriculture dans les années 1960, qui se résumait, selon Charles-de-Gaulle, à « la mise en œuvre d’un appareillage automatique et motorisé en vue de productions étroitement normalisées »14? Il n’y a pas de fatalité.

Adriano Tiniscopa, journaliste pour Le Chiffon
Illustration : Léo Poisson

  1. La forêt française : une histoire politique, Daniel Perron, L’Aube, p. 380
  2. Ibid, p.383
  3. Entre 2020 et 2021, 13 000 km2 de forêts ont été rasés en Amazonie, un record. « Au Brésil, la déforestation de l’Amazonie, résultat de la politique de Jair Bolsonaro », Bruno Meyerfeld, Le Monde, 20 novembre 2021.
  4. Définie par la loi d’orientation sur la forêt de juillet 2001.
  5. Académie des sciences, Les forêts françaises face au changement climatique, juin 2023, p. 14-15
  6. D’après le PNFB, il était « récolté » en 2019, 38 millions de mètres cubes de bois commercialisé dans les forêts domaniales.
  7. Programme régional de la forêt et du bois d’Île-de-France, p.38-39
  8. Propos liminaires du PRFB 2019-2029 de Michel Cadot, ancien préfet de la région Île-de-France et de Paris.
  9. Par rapport au niveau de 1990, Proposition de réglement du Parlement européen, le 4 mars 2020.
  10. Forêt de Meudon : biodiversité et exploitation, quel avenir ?, Jean-Claude Denard, www.chavilleenvironnement.fr, 2023.
  11. Ordonnance sur les Eaux et Forêts, Brunay (Brunoy), 29 mai 1346, art. 4.
  12. Dans Massacre à la tronçonneuse : climat, parasites, crise budgétaire… Nos forêts en état d’urgence, Thierry Gadault et Hugues Demeude, Cherche Midi, p. 78.
  13. Centre interprofessionnel technique d’études de la pollution atmosphérique
  14. La forêt française : une histoire politique, p. 378-379

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