Comparutions immédiates, (in)justice des pauvres ! [N°2]
Le nouveau tribunal de grande instance de Paris se trouve Porte de Clichy (XVIIe arrondissement). Les cabinets réalisant des consultations gratuites y pullulent désormais, le long de cette avenue où l’on trouvait surtout des vendeurs de légumes et de maïs grillé. En entrant, difficile de savoir si l’on est dans un centre commercial ou dans un tribunal : de grands escalators grimpent entre les murs aux couleurs criardes et des façades vitrées. Un écran d’aéroport indique les salles des audiences, pour la plupart publiques, dans le hall où se pressent avocats et badauds. Malgré l’écran d’accueil, trouver son chemin dans les dédales de cet intimidant Tribunal de Grande Instance n’est pas une mince affaire.
Le lundi, un jour de comparutions immédiates différent des autres
Après avoir certifié à la policière qui obstruait l’entrée que j’avais bien éteint mon téléphone, me voilà finalement en salle 2.05. C’est ici que se déroulent les audiences de la 23e chambre : les comparutions immédiates. La salle est comble, c’est plutôt rare… mais nous sommes lundi. Les gens qui m’entourent sont en fait venus soutenir les copains arrêtés samedi en manif’ comme depuis le début du mouvement des gilets jaunes.
Le premier appelé à la barre n’a pourtant rien d’un gilet jaune. Gilles (prénom modifié) comparaît libre (il ne sort pas de garde à vue). Le tribunal est aujourd’hui entièrement féminin ; composé d’une présidente, deux assesseures, une greffière et une procureure. La salle s’agite lorsque la présidente rappelle les faits : Gilles aurait frappé sa femme à coup de poings, violences visiblement répétées. « Silence dans la salle, sinon je mets des gens dehors » assène-t-elle pour remettre de l’ordre dans sa salle d’audience. Après avoir interrogé le prévenu sur ses actes, la présidente donne la parole à la procureure qui requiert 30 mois de prison dont 12 mois assortis d’un sursis mise à l’épreuve et des obligations de soins.
L’avocate de la défense a toujours la parole en avant-dernière position juste avant le prévenu qui a le dernier mot. L’avocate insiste sur la personnalité du prévenu, lui-même victime de violences de la part de son père puis placé à l’ASE (aide sociale à l’enfance), peinant depuis longtemps à trouver un emploi : « L’univers carcéral favorise rarement l’apaisement de la violence », rappelle-t- elle.
Il sera finalement condamné à 30 mois dont 15 assortis d’un sursis, ainsi que d’une obligation de soins et d’un «stage de responsabilisation». La présidente précise qu’il n’y a pas de mandat de dépôt : sa peine pourra être aménagée devant le juge d’application des peines, il n’ira donc peut-être pas en prison.
Une augmentation importante des comparutions immédiates depuis 20 ans
« Refusez systématiquement les comparutions immédiates » disent les nombreux tracts des coordinations anti-répression distribués en manif’. Pourtant, ce n’est pas toujours si simple.
La procédure de comparution immédiate est une procédure d’urgence, accélérée et ne peut être employée que dans les cas où le prévenu encourt une peine d’emprisonnement inférieure à sept années et souvent, lorsqu’il a été arrêté en flagrant délit. C’est ensuite le procureur qui décide si les charges réunies sont suffisantes et que les éléments justifient le jugement du prévenu sur-le-champ.
On observe depuis une vingtaine d’année une augmentation importante des affaires poursuivies en comparution immédiate (environ 30 000 affaires poursuivies en comparution immédiates en 1995, plus de 40 000 en 2016) qui coïncide avec une baisse des affaires poursuivies à l’instruction, une procédure plus longue confiée à un juge d’instruction qui mène une enquête avant le procès (plus de 60 000 affaires poursuivies à l’instruction en 1995, moins en 20 000 en 2016).
Les procédures courtes sont favorisées dans certains cas, affichant une volonté politique de juger en temps réel les infractions les plus « visibles » dans la société. Pour les manifestants, la volonté est la même : faire preuve de sévérité, rapidement, face aux auteurs présumés de dégradations le samedi qui a précédé le procès afin de montrer la réaction vive de la justice.
Juger vite, juger mal ?
Si le prévenu refuse de se faire juger immédiatement, ce qui est de droit, le tribunal doit se prononcer sur son sort dans les semaines précédant son procès. Le prévenu peut ou bien être libéré et convoqué ultérieurement ; ou bien placé sous contrôle judiciaire ; ou bien être placé en détention provisoire.
C’est là que l’expression de justice de classe prend tout son sens.
Refuser la comparution immédiate quand on est un étudiant titulaire d’un certificat de scolarité vivant dans un appartement, soutenu par des parents et qu’on est accusé, par exemple, d’avoir sciemment participé au fameux « groupement, même formé de façon temporaire, en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, de violences volontaires contre les personnes ou de destructions ou dégradations de biens », c’est une évidence.
Pour rappel, le délit de participation à un groupement violent a été créé sous Sarkozy par une loi de 2010 : il visait les émeutes de banlieues. Mais il avait été depuis lors oublié par le pouvoir – qui s’en est souvenu pour réprimer le mouvement des Gilets jaunes. Ce délit permet d’appréhender et de poursuivre des personnes sans action de leur part, c’est l’intention prêtée par la police à ceux qu’elle interpelle qui est déterminante. Or, les preuves de cette intention sont souvent très faibles voire inexistantes, mais elles suffisent pour obtenir des condamnations 1.
Deux poids, deux mesures
Par contre, refuser la comparution immédiate lorsqu’on est un SDF, sans papiers et qu’on est accusé d’avoir volé un téléphone dans le métro, cela n’a rien d’évident.
Car, pour comparaître libre à son procès fixé à une date ultérieure, le prévenu doit fournir des garanties de représentation – une expression bien pudique pour désigner de l’argent, un logement, un statut professionnel et des personnes qui le soutiennent. Ce sont ces documents qui prouvent notre insertion dans la société et nous permettent de ne pas passer par la case prison sans être condamné.
Malheureusement, dans la majorité des cas, les comparutions immédiates s’apparentent à un défilé de la misère: des SDF, des sans-papiers, des drogués, des alcooliques, des chômeurs de longue durée… Bref, des personnes qui ne justifient pas de l’intégration dans la société qu’on leur demande, des personnes qui seront jugées rapidement et souvent mal, car, si elles refusent la comparution immédiate, la prison est presque automatique dans l’attente de leur procès.
C’est d’ailleurs le cas d’un des prévenus de la comparution de ce lundi. Un demandeur d’asile pakistanais qui s’est frotté à une enfant de onze ans dans le métro. Lui ne comparait pas libre. Son avocate, qui demande le renvoi du dossier à une date ultérieure à cause de la grève des avocats (renvoi refusé par le tribunal) commence par demander l’annulation de la garde à vue. Comme cet homme est pakistanais et parle deux, trois mots d’anglais, la police a trouvé correct d’appeler un traducteur en arabe qui parlait aussi anglais, alors que le prévenu parle ourdou et non pas arabe ni anglais. Le dossier a déjà été renvoyé de nombreuses fois, notamment pour défaut d’interprète.
C’est ça aussi la justice : des gens qui ne comprennent ni leur peine, ni ce qu’on leur demande parce que la justice n’a pas d’argent et l’injustice n’a pas de langue. Il est en détention depuis les faits remontant au 20 novembre 2019. Les demandeurs d’asile ne jouissent pas, par principe, de garanties de représentation.
L’annulation de la garde à vue est refusée par la présidente de l’audience qui veut en venir aux faits et à leur gravité indéniable. L’avocate plaide le fait que son client était ivre, qu’il reconnaît les faits et surtout qu’on ne sait pas exactement ce qu’il s’est passé et : « Je rappelle qu’aucune preuve matérielle, sauf la parole de la jeune fille, n’est entre les mains des juges » assène l’avocate. En effet, la vidéosurveillance de la rame est inexploitable.
Pendant la délibération des juges, le greffier fait sortir le public. Les nombreuses personnes venues soutenir les manifestants arrêtés le samedi 18 janvier discutent devant la salle et un homme prend à parti le prévenu qui comparaissait libre : « Va te cacher dans les toilettes toi ! T’as vu ce que tu as fait ? »
Quelques minutes plus tard, une femme soutient : « En Angleterre, ils ne savent plus quoi faire pour arrêter le phénomène des attouchements sexuels sur mineurs qui a terriblement augmenté depuis l’arrivée des Pakistanais » Une jeune femme se retourne et lui crie : « Ça par contre c’est raciste, Madame ! » S’ensuit une conversation mouvementée devant la salle 2.05 sous les yeux éberlués des avocats qui passent par là.
Le chaos qui s’installe au plus près de la machine répressive, c’est ça aussi la giletjaunisation du mouvement social !
Nous pouvons à nouveau entrer dans la salle. La sonnerie qui indique l’entrée du tribunal dans la salle retentit et le greffier crie : « Le tribunal, levez-vous ! » Nous, on se rassoit, et la présidente annonce la reprise de l’audience. Le demandeur d’asile pakistanais est condamné à dix mois avec sursis. Ce que le tribunal judiciaire ne dit pas, ce dont il ne parle pas, c’est la double peine qu’annonce cette sentence pour toute personne sans papiers ou en attente de régularisation. Suite à une condamnation pénale, un demandeur d’asile peut recevoir une décision administrative de la préfecture l’interdisant du territoire français et peut, lorsqu’il a purgé sa peine pénale, être arrêté et placé en centre de rétention en vue d’être expulsé.
«De toute façon, ça ne sert à rien, ce n’est qu’une justice de classe !»
Alors qu’une autre audience débute, un brouhaha provenant de l’extérieur se fait entendre jusque dans la salle. Des coups de sifflets et des cris au mégaphone. La présidente interrompt l’audience et dit d’un ton sec : « Sortez si vous voulez, mais sortez maintenant ! »
L’homme assis à côté de moi se lève pour sortir et hurle à la Présidente « De toute façon, ça ne sert à rien, ce n’est qu’une justice de classe ! » Comme de nombreuses personnes dans la salle, je décide d’aller faire un tour dehors et je ne suis pas déçue.
Des centaines d’avocats sont dans le hall du tribunal et tentent de monter par les escalators. Les policiers du TGI, habitués à vérifier que personne n’utilise son portable dans la salle, semblent dépassés par les événements et courent partout afin de tenter d’empêcher les avocats de monter vers les salles d’audience. Les gilets jaunes présents dans la salle de comparution immédiate rejoignent les avocats et entament les slogans habituels des samedi depuis plus de 60 semaines. « On est là…» et même « Ah – ah – anti – anticapitalistes » résonnent dans le TGI.
Comme de nombreuses professions, les avocats sont en grève. La réforme des retraites préparée par le gouvernement va les toucher durement. Les cotisations vont doubler pour les avocats les mettant face à un dilemme : augmenter leurs honoraires ou mettre la clef sous la porte. Dans les deux cas, ce seront les justiciables les moins aisés qui seront perdants, notamment les prévenus des comparutions immédiates.
Nombreux sont les avocats à voir dans cette réforme une atteinte grave aux droits de la défense et à l’indépendance de la profession. Ces derniers multiplies les actions : grève du zèle en faisant des demandes massives de remise en liberté pour leurs clients détenus, tentative d’irruption au ministère de la justice, occupation des tribunaux…
Poursuite de l’audience
L’audience se poursuit tant bien que mal. Je rejoins à nouveau la salle, après de nombreux rires dus au dépassement des policiers. Deux jeunes garçons sont dans le box. Un des deux jeunes n’a pas d’avocat et la présidente lui indique qu’il ne pourra en avoir aujourd’hui : aucun avocat n’a été commis d’office par le bâtonnier au vu de la grève. Ils demandent tous deux le renvoi afin de préparer leur défense.
Je n’ai pas entendu les faits – j’observais le chahut des avocats dans le hall principal – mais la procureure demande le placement en détention provisoire en attendant leur procès à une date ultérieure. La mère du jeune qui n’a pas d’avocat est dans la salle et s’effondre en entendant les réquisitions. Un policier de la salle s’approche et lui murmure « Madame, si vous vous sentez mal, dites-moi, c’est un peu le bazar dehors mais on pourra sortir ensemble ! » Des moments touchants qui ne parviennent pas, néanmoins, à faire oublier les nombreuses violences commises envers les manifestants ces derniers mois… La dame reste cependant assise.
Finalement, les deux jeunes seront placés sous contrôle judiciaire. Alors qu’ils s’avancent vers la greffière pour signer le procès verbal, sa mère lui enjoint de dire merci, ce qu’il s’empresse de faire. La rédemption, demander pardon, revenir dans le droit chemin – trouver un emploi, soigner ses addictions, trouver un logement – et remercier la justice, c’est cela que l’on demande aux prévenus.
Je quitte à nouveau la salle pour suivre les tumultes de ce rassemblement des avocats. Quand j’y entre à nouveau à 19h00, un jeune homme blanc – fait notable dans le box des comparutions immédiates – a pris place dans le box des accusés et semble paniqué. Il est, comme de nombreux manifestants, un gilet jaune accusé entre autre du tristement fameux «groupement en vue de…» et d’outrage à agents.
Il demande lui aussi un renvoi, malgré la présence de son avocate choisie – signifiant un avocat qui n’est pas commis d’office – qu’on trouve sur les listes des avocats à appeler en cas d’interpellation sur les tracts distribués en manifestation. L’avocate plaide évidemment la mise en liberté totale avant son procès après que la procureure a requis un placement sous contrôle judiciaire et la toute aussi tristement fameuse interdiction de paraître à Paris.
La décision tombe pour d’autres personnes jugées le même jour. Elles ont toutes demandé le renvoi. Comme souvent, des garanties de représentation assez faibles et deux hommes partent en détention. Dans la salle, des soutiens aux manifestants leur crient «Courage !» Ce cri anodin, me fait frissonner : il est rare de sentir des marques d’humanité et de soutien dans ces salles froides et impersonnelles du tribunal.
Clara Merienne pour Le Chiffon
Illustration de Une > Ugoline
Illustration 2 > Ugoline
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