Soutiens parisiens à la résistance ukrainienne : « Un travail de fourmis se fait à tous les niveaux » [N°15]
[Article publié dans Le Chiffon n°15 de l’hiver 2024-2025]
Le 24 février 2022, le régime de la Fédération de Russie orchestré par Vladimir Poutine décidait, après huit années de guerre à l’Est, d’une invasion à grande échelle de l’Ukraine. Trente-deux mois plus tard, collectifs et associations continuent de se réunir deux fois par semaine en plein Paris pour participer à leur manière à la résistance de la population ukrainienne. Reportage.
À l’extrémité de la place du Panthéon (5e), une dizaine de drapeaux jaune et bleu se dressent dans l’air agité d’un samedi d’automne. Parts de gâteaux et bracelets sont vendus sur une table de camping, quelques mots d’ukrainien circulent de bouche en bouche, une minute de silence est respectée. Anna Boiko, membre de l’association Aide et Support animée par des expatriés ukrainiens de la région, présente ses activités : « Même si nous sommes actifs depuis 2014, nous nous lançons pleinement au printemps 2022 avec l’objectif de fournir le matériel nécessaire aux forces armées de la résistance ukrainienne », explique cette cadre installée en France depuis le début des années 2010.
Le groupe annonce avoir envoyé en 2022 – grâce à des collectes de fonds privés – près de 12 000 tenues militaires, des trousses médicales de secours, des garrots et du matériel anti-hémorragique pour le front. Pendant le deuxième semestre de 2022, l’association met en place une campagne de soutien psychologique structurée autour d’un groupe de psychologues installés à Sceaux afin d’accompagner une partie de la population ukrainienne1 exilée et traumatisée par l’invasion et les crimes de guerre russe2.
L’esprit de résistance s’essouffle ?
« Fin 2023, nous avons fait un gros effort pour l’achat de drones via des plateformes en ligne et pour les expédier proche du front, énumère la militante dont les parents sont restés à Odessa, ville régulièrement bombardée. Dernièrement, le groupe a pu rassembler les fonds pour envoyer 21 bouteilles d’oxygène pour les pilotes d’hélicoptère ukrainiens, en cas de fumée dans la cabine ». L’activiste, très régulièrement dans la rue, s’inquiète : « Malgré l’émotion début 2022, le soutien que l’on nous apporte est en diminution constante. Les gens ont pris l’habitude de la guerre, mais n’ont pas saisi qu’elle est à une distance égale à Porto ou Athènes. »
Inquiétude similaire pour Catherine Duplessy, directrice de l’association SAFE qui œuvre pour la réduction des risques liés à la consommation de drogue, installée dans le 15e arrondissement de Paris. C’est l’une des organisations les plus importantes de la région à participer dès mars 2022 au regroupement et à l’envoi de matériel divers au Comité d’aide médicale, ONG ukrainienne installée en Transcarpatie : lits médicalisés, appareils de radiologie, ambulances équipées, matériels pour confectionner des hôpitaux de campagne, pastilles de purification de l’eau, sacs de couchage, nourriture non-périssable pour nourrisson ou semences pour l’agriculture3.
« La réponse que l’on apporte est très insuffisante par rapport aux besoins. Là, avec l’hiver qui démarre, la situation est critique, notamment sur la question de l’énergie. C’est d’autant moins à la hauteur que l’élan qu’on a connu en 2022 s’essouffle », s’alarme la travailleuse sociale qui est engagée depuis le milieu des années 1990 dans des associations humanitaires ukrainiennes : « Au printemps 2022, nos partenaires sur place pouvaient recevoir dix à quinze camions par semaine qui arrivaient de tous les pays européens. Aujourd’hui, on est parfois plus que le dernier poids lourd à continuer d’arriver sur place ».
Autre association parmi la vingtaine du genre active dans la région : Kalyna. L’une de ses chevilles ouvrières, Florent Murer, nous conviera quelques jours après à une expédition hebdomadaire de colis adressés, à quelques pas de la place de la Nation. Depuis l’insurrection de Maïdan en 20144, l’association tisse un réseau de plusieurs centaines de familles ukrainiennes qui leur adressent via Internet leurs demandes en produits divers. Une fois acheté, le matériel est chargé chaque week-end dans la soute d’un bus d’une compagnie familiale de transport de passagers qui fait le voyage jusqu’à Lviv (ouest du pays). Sur place, les colis sont remis à Nova Posta (la Poste nationale) et envoyés aux familles ou directement sur la ligne de front que les services postaux continuent de desservir.
Pour cette fois, des béquilles, des atèles et un fauteuil roulant partiront à Poltava, des générateurs électriques et des couvertures à Kurakhove – « point très chaud en ce moment, proche de Donetsk » – , et de la puériculture pour une famille de huit enfants. À l’été 2024, une poignée de membres de l’association parcourent la ligne de front de Kharkiv à Kherson pour y déposer des drones, des brouilleurs d’ondes et des 4×4 convertis en ambulance : « Ce qui est difficile pour nous, c’est de répondre à la demande. Les besoins des familles sont énormes, les besoins en véhicules sur le front également. »
Arrivés à la Fontaine Saint-Michel, nous rencontrons Élisabeth Nicoli, présidente de l’Alliance des Femmes pour la Démocratie (ALD) : « Nous nous rassemblons ici deux fois par semaine depuis le 25 février 2022. Pour nous, il est évident qu’il peut y avoir plusieurs impérialismes : états-unien, russe, chinois, iranien ou turc. Dans le moment politique que nous connaissons, c’est de l’impérialisme russe dont il faut se préoccuper en Europe. »
Ancienne militante du Mouvement de libération des femmes (MLF) et co-directrice des éditions des Femmes-Antoinette Fouque, elle raconte : « Avec l’ALD, nous avons été en lien avec des femmes ukrainiennes dès 2011 avant même l’invasion russe du Donbass en 2014. Le MLF a toujours eu une forte dimension internationaliste, nous étions aux côtés des femmes résistantes sous Franco, aux côtés des femmes des dictatures d’Amérique du sud sous garde-rapprochée des États-Unis, avec les femmes d’Iran dès l’arrivée de la dictature islamiste en 1979. »
Auto-défense intellectuelle
Et aujourd’hui aux côtés des femmes ukrainiennes, « en étant présent dans la rue et dans le champ éditorial » développe Nicoli, ex-secrétaire d’Antoinette Fouque, psychanalyste et figure centrale du MLF. Après avoir traduit et édité Les Abricots du Donbass, de la jeune poétesse Luba Yakymtchouk, les éditions des Femmes préparent un ouvrage, Une lettre à l’Est, d’Inna Shevchenko, figure du groupe féministe des FEMEN, qui rassemble des témoignages de femmes ukrainiennes face à la guerre : « On tente pour notre part d’agir dans le champ intellectuel et artistique, confie l’ex-membre de Psychanalyse et politique, branche du MLF, mais il y a un travail de fourmis qui se fait à tous les niveaux : matériel, culturel, théorique, politique. »
À l’arrière du cortège d’une centaine de personnes qui s’élance vers le jardin du Luxembourg, Sophie Bouchet-Petersen, ex-conseillère de personnalités politiques de gauche, aujourd’hui figure de l’association Ukraine CombArt tient à rappeler que « la production artistique ukrainienne est une dimension centrale de la résistance. »
Fondé en avril 2022, le groupe d’une quinzaine de personnes fait vivre la culture et l’histoire ukrainienne en France. Organisation de projections cinématographiques (20 jours à Marioupol, Marioupolis II, Butterfly Vision, Bataillon Invisible ou Intercepted5), traduction de livres, de bandes-dessinées ou diffusion prochaine d’un documentaire sur l’ emblématique paysan-anarchiste Nestor Makhno, énumère l’ex-conseillère d’État. Une pancarte hissée sur sa tête et signée du comité français du Réseau européen de solidarité avec l’Ukraine (RESU) dont son association est membre indique : « Les missiles et les bombes de Poutine partent de Russie, l’Ukraine doit pouvoir les neutraliser en territoire russe ! »
Le RESU, de son côté, se constitue dès mars 2022, avec des antennes nationales britannique, suisse, allemande, espagnole, autrichienne, française et belge. Réunissant une poignée de partis politiques de gauche, des syndicats et groupes altermondialistes, le Réseau veut informer sur l’actualité du mouvement social, syndical et féministe en Ukraine : « Nous avons tissé des relations proches avec le mouvement politique Sotsialnyi Rukh, les groupes féministes Bilkis, Feminist Workshop et les soldates de Veteranka, ou le syndicat étudiant Priama Diia, précise Mariana Sanchez, co-présidente du comité français du RESU. Nous essayons avant tout de montrer que ce pays continue de manifester, de lutter à la fois contre l’envahisseur russe et contre le néolibéralisme du gouvernement Zelensky qui ne cesse de s’attaquer au droit du travail. »
Un devoir d’information qui a donné lieu à la publication de plusieurs ouvrages aux éditions Syllepses avec les Brigades éditoriales de solidarité, regroupement d’éditeurs et de revues européens et nord-américains. À quoi s’ajoute la publication mensuelle en ligne « Soutien à l’Ukraine résistante » qui rassemble témoignages traduits, bulletins d’actualité des luttes locales, récits du front, carnets de voyage et textes d’analyses : source unique pour s’informer sur l’Ukraine en guerre. Le RESU participe également à la campagne « Ambulance mitraillée » : depuis début octobre 2024, un véhicule de santé ukrainien, pris pour cible par l’armée russe lors d’une opération civile, sillonne le pays pour alerter sur les crimes de guerre commis sur place6.
Dissiper la confusion
Mariana Sanchez avoue un paradoxe, léger sourire aux lèvres : « On est contre l’industrie de l’armement et on se retrouve en manifestation à déclamer “Des armes pour l’Ukraine !” ». Même son de cloche pour Sophie Bouchet-Petersen : « Si on m’avait dit il y a dix ans que je militerai pour demander des armes, je n’y aurais pas cru ! Mais il n’y a qu’un chemin pour obtenir le retrait des troupes de l’envahisseur : la victoire militaire de l’Ukraine résistante. » La retraitée se rappelle : « Dans les années soixante, on a manifesté pour les Vietnamiens contre l’impérialisme états-unien, aujourd’hui on demande des armes pour la population ukrainienne contre l’impérialisme russe. »
Une situation rendue d’autant encore plus difficile depuis octobre 2023 par la situation au Proche-Orient ? Pour Sophie Bouchet-Petersen : « Les pro-ukrainiens s’intéressent trop peu à la Palestine et les pro-palestiniens trop peu à l’Ukraine . J’estime qu’on doit défendre, dans les deux cas, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes contre des impérialismes à visées génocidaires. » Florent Murer prolonge le propos : « En manifestation, on est régulièrement apostrophé par des gens qui nous disent “Et alors la Palestine ?” ou “Vous êtes des vendus à l’Otan et aux USA !”. Dans ces cas, on argumente sur le contexte de cette guerre : c’est un pays, la Fédération de Russie, qui attaque un autre pays avec qui il entretient des rapports coloniaux de longue date avec le but de faire disparaître un peuple dans une démarche purement impérialiste. » La manifestation se disperse progressivement, rendez-vous est donné le mercredi suivant.
Gary Libot pour Le Chiffon
Photos de Philippe Lecourtier
Photographies prises devant le Panthéon et sur le boulevard Saint-Michel lors de manifestations en soutien à la population ukrainienne.
- Population ukrainienne estimée à 20 000 personnes en Île-de-France par différentes associations d’aide locale.
- « Russie/Ukraine. La CPI délivre des mandats d’arrêt contre de hauts responsables militaires russes pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité présumés », Amnesty International, 5 mars 2024.
- Le tout représentant l’envoi depuis la région de plus de 200 semi-remorques depuis bientôt trois ans.
- Révolte populaire qui s’est opposée au président Viktor Ianoukovytch, partisan d’un rapprochement avec la Russie, menant à sa destitution et au déclenchement de la guerre du Donbass décidée par Vladimir Poutine.
- Documentaires dont nous recommandons chaudement la découverte.
- L’ambulance arrivera à Paris le 24 février 2025, pour les trois ans de l’invasion russe à grande échelle en Ukraine.