Mise en boîte ou mise en bière ?

Bouquinistes : une victoire olympique qui cache une défaite touristique ?

[Article publié dans Le Chiffon n°13]

Le bouquinistes ont gagné. Les boîtes vert wagon, composante essentielle du paysage parisien, ne seront pas démontées pour la cérémonie d’ouverture des JO. Si la menace olympique a été repoussée, il en demeure une autre, plus insidieuse et fondamentale : une portion grandissante des bouquinistes, se pliant à la massification touristique, tend à se transformer en marchand de souvenirs. À la faveur de cette épisode, certains du métier ressortent avec une certitude : il faut défendre le livre par-delà les JO.

 

La cérémonie d’ouverture des JO de Paris, le 26 juillet 2024, n’aura pas raison des bouquinistes. Alors comment en étions-nous arriver là ? Si la décision de son organisation sur les quais de Seine date de décembre 2021, ce n’est qu’en juillet 2023 que la Préfecture de Police et la Ville de Paris avertissent les bouquinistes qu’elle aura pour conséquence le démontage de la majorité de leurs boîtes. Les raisons invoquées ? Le risque terroriste, les boîtes pouvant servir de caches pour des explosifs. Il est alors prévu que 604 boîtes soient démontées sur un total de 932 : les deux-tiers. La profession est furieuse.

Pour contester la décision, près de 200 bouquinistes (sur les 233 installés le long des quais) se réunissent dans l’Association Culturelle des Bouquinistes de Paris. Face à leur résistance, la Préfecture propose en janvier 2024 d’abaisser le nombre de boîtes à enlever en restreignant l’accueil du public dans certaines zones. Insuffisant pour l’Association qui dépose une requête au tribunal administratif pour tenter de faire sauter la décision de démontage. La menace d’un camouflet imposé par le tribunal, le constat que la cérémonie d’ouverture doit être revue à la baisse et ne justifie plus le déménagement des boîtes ont sans doute joué dans le brusque revirement annoncé par Emmanuel Macron. Une menace écartée qui s’inscrit dans une longue histoire de résistance de la profession.

Comme un roman

L’histoire des bouquinistes ne fut pas toujours un long fleuve tranquille. Ceux que l’on n’appelle pas encore les bouquinistes apparaissent vers le milieu du XVIe siècle à Paris1. Apparition consécutive au développement du marché des livres d’occasions lié à celui de l’imprimerie. Il s’agit alors d’estaleurs, pauvres libraires qui n’ont ni les moyens de tenir boutique ni de vendre du neuf. Ils vendent leurs livres sur des tréteaux ou sur une toile posée à même le sol. Plus encore que leurs collègues boutiquiers, ils subissent la pression des autorités.

Les autorisations d’exercer comme estaleur sont délivrées avec parcimonie et régulièrement suspendues. En 1577, un arrêt royal les assimile à des « larrons et recéleurs ». Pourtant, en 1606 ils obtiennent le droit de s’installer sur le pont Neuf nouvellement inauguré. En 1640 le pouvoir royal concède l’installation des premières échoppes dé- montables, les vendeurs devant libérer les lieux chaque soir.

Cette vente en plein-air, propice à la distribution de pamphlets politiques et de libelles souvent interdits, inquiète les autorités. Particulièrement entre 1648 et 1653 lors de la Fronde où le pouvoir monarchique en formation est contesté. Prolifèrent alors les pamphlets contre le cardinal Mazarin, les mazarinades, qui circulent aisément sous les manteaux des estaleurs.

En 1721, une ordonnance interdit sous peine de confiscation, amende et prison, les étals en plein vent, au nom de la morale outragée par « les écrits, imprimés contraires à la religion, à l’intérêt de l’État et à la pureté des mœurs débités sur les ponts, les quais et les parapets ». Une ordonnance qui reste sans effet, malgré ses renouvellement successifs : les marchands déménagent docilement, pour emménager à nouveau quelques jours après, avec un important soutien des Parisiens qui les chérissent. Une des requêtes réclamant leur retour argue d’ailleurs « qu’ils rend[ai]ent plus beau le passage ».

Reconnaissance et autres menaces

Le terme « bouquin » est apparu dès la fin du XVIe siècle. Il dérive de « boeckijn », livre de peu de valeur, issu du néerlandais « boec », livre. La reconnaissance officielle du terme « bouquiniste » est attestée par l’édition de 1762 du Dictionnaire de l’Académie française : « Qui se dit des vendeurs de vieux livres, de bouquins. Les quais de la Seine à Paris sont plein de bouquinistes ».

Sous le Premier Empire (1804-1815), alors que les quais maçonnés se généralisent, les bouquinistes acquièrent un statut administratif qui les assimile aux commerçants publics de la ville. Mais ils demeurent sous surveillance rapprochée. Une ordonnance du préfet de police de 1822 leur interdit la vente de « tout livre, gravure ou objet d’art quelconque qui seront jugés par l’autorité contraires aux lois ou dangereux pour les mœurs ».

Une menace plus sérieuse se manifeste avec les grands travaux menés par le baron Haussmann, qui veut « rendre pureté de lignes et d’alignement aux quais parisiens ». Haussmann enjoint aux bouquinistes de se regrouper dans l’ancien marché aux volailles de la Vallée, situé quai des Grands-Augustins (6e). Regimbant, les bouquinistes font intervenir avec succès auprès de l’empereur Napoléon III un certain Paul Lacroix, connu sous le pseudonyme du « bibliophile Jacob », pour faire renoncer le baron.

Cette décision a pour effet inattendu d’officialiser l’activité des bouquinistes : en 1859 est édicté un premier règlement maintenant l’interdiction de laisser la nuit la marchandise sur le lieu de vente, mais permet que les livres soient présentés dans de petites caisses aisément manipulables. Il faudra attendre 1891 pour qu’un arrêté municipal autorise les bouquinistes à laisser leur marchandise la nuit sur leur lieu de vente. À partir de cette date, l’aspect des quais va être transformé : les petites boîtes mobiles vont être remplacées par des modèles semblables à celles qui ponctuent le paysage actuel : deux mètres de long chacune, regroupées par quatre et séparées des suivantes par un intervalle d’un mètre.

Une nouvelle menace prend corps en 1899, lorsque la municipalité prétend nettoyer les quais de la rive gauche de ces marchands. Ils sont alors de plus en plus perçus comme vieillots, anachroniques dépassés par la modernité que représentent les nouveaux omnibus à vapeur qui exhalent leur panache de fumée blanche le long des quais, et la gare d’Orsay, dont la construction s’achève.

Le nouveau Paris de la fin du XIXe siècle veut en finir avec ces vieux bouquins dont les boîtes accrochées au parapet dénotent dans la nouvelle esthétique urbaine. Une menace diffuse qui ne fut pas suivie d’effets. Pas plus que n’eut de conséquences la grande crue de la Seine de l’hiver 1910 où les boîtes restèrent closes pendant plus de vingt jours. À leur réouverture, le supplément littéraire du Figaro présente un historique très complet et élogieux de la profession.

La dernière menace en date s’incarne dans le Plan autoroutier pour Paris, porté par George Pompidou à la fin des années 1960. Il prévoit notamment d’aménager une voie « express » sur la rive gauche, en expulsant les bouquinistes. Le projet est abandonné en 1974 sous Valéry Giscard d’Estaing.

Les difficultés de la situation récente

Si les menaces directes se sont espacées, les bouquinistes ont vu s’étioler dans les dernières décennies le rôle qu’ils jouent en faveur de la circulation de la culture imprimée. La clientèle majoritaire se compose de plus en plus de touristes : les livres se vendent moins bien que les souvenirs de Paris. À proximité des principaux monuments parisiens, la tendance à donner de plus en plus de place aux bibelots se généralise, mais ceux qui s’y livrent font remarquer que l’offre de livres et gravures est devenue insuffisante pour faire vivre leur commerce. Selon Véronique Quenson, bouquiniste quai Voltaire depuis sept ans : « La clientèle pour les livres existe toujours. Les gens aiment  »chiner », explorer le contenu des boîtes et dénicher eux-même un livre qui leur correspond à un prix raisonnable ».

L’article 10 du règlement des bouquinistes des quais de la Seine2 , émanant de la Mairie de Paris rappelle que « Le commerce principal autorisé sera celui de vieux livres, livres d’occasion, de vieux papiers, de gravures anciennes […] Accessoirement, à l’intérieur d’une seule boîte, la vente de monnaies, médailles, timbres-poste, objets de petite brocante, cartes postales, souvenirs de Paris […] » Évoquant cet article, la Mairie de Paris adresse sans réelles conséquences depuis 2009 une série d’avertissements aux bouquinistes qui vendent des articles majoritairement étrangers à la littérature et la gravure.

Face à cette tendance, se crée en 2009 l’Association Culturelle des Bouquinistes de Paris que préside Jérôme Callais, bouquiniste historique, qui vient « appuyer la défense d’une activité artisanale et de ses savoir-faire » selon ses statuts. Ce dernier rédige la même année un mémoire3 pour défendre leur inscription au Patrimoine culturel immatériel de l’inventaire français, condition préalable à la candidature au patrimoine mondial de l’Unesco4 . Dans la perspective de défendre le rapport au livre des bouquinistes, un premier festival animé par une cinquantaine d’entre eux est lancé en 2014, suivi en 2021 du festival « Paname bouquine », qui voit le jour sous l’impulsion de Camille Goudeau et Elena Carrera, bouquinistes de la nouvelle génération.

Mais la situation reste difficile. La tradition de vente de livres introuvables subit aussi la concurrence d’Internet : « Que ce soit Amazon, les librairies sur internet ou toute la lecture directement téléchargeable, évidemment cela nous fait du mal, précise Jérôme Callais. Globalement, les gens lisent moins et viennent moins vers nous ».

Circonstance aggravante : le métier est de moins en moins attractif aux yeux des jeunes générations. Sans doute le revenu moyen – moins d’un SMIC mensuel – n’y est pas étranger. En 2018, seuls 20 % des bouquinistes ont entre 25 et 39 ans, quand les plus de 40 ans représentent 80 % de la profession. Sur ce constat, la Mairie de Paris lance en novembre 2021 un appel à candidatures pour rouvrir des emplacements laissés vacants. Dix-huit nouveaux bouquinistes vont être choisis parmi les postulants. Olivia Polski, adjointe au commerce à la Mairie de Paris, déclare « garder cette image très vivante, garder ce lien, garder ce métier vivant, c’est très important pour nous5 ». Chiche !

Face à la menace que représentait la cérémonie d’ouverture des JO, la mobilisation a permis aux bouquinistes de se serrer les coudes. Pour preuve, leur quasi-unanimité à refuser les propositions hasardeuses de la Préfecture et de la Mairie. Selon Véronique Quenson : « Les bouquinistes sont aussi en concurrence, d’autant plus avec la diminution des ventes. Cet épisode nous aura permit de mieux nous connaître, d’affirmer nos ressemblances et nos raisons communes de défendre notre profession et nos valeurs ». Faire front est l’occasion de formaliser plus explicitement leur souhait : défendre le livre, sans complaisance à l’égard de ceux qui privilégient la quincaillerie touristique ; revendiquer leur fonction culturelle spécifique et leur implication dans la vie des bords de Seine.

Comme l’écrit Camille Goudeau, autrice d’un roman se déroulant dans l’univers des bouquinistes : « Les quais c’est addictif […] C’est une maison sans portes, pour les clients, les bouquinistes et leurs amis6 ». Contre la sécurisation néo-haussmannienne, les bouquinistes ont mit leurs pas dans ceux du flâneur-philosophe Walter Benjamin, pourque ses mots restent toujours d’actualité7 : « Aucune ville n’est liée aussi intimement au livre que Paris. […] Car depuis des siècles le lierre des feuilles savantes s’est attaché sur les quais de la Seine : Paris est la grande salle de lecture d’une bibliothèque que traverse la Seine ». Plus que les JO, il s’agit maintenant de s’atteler à une tâche d’une autre envergure : résister à la marchandisation du métier.

Alain Dordé, journaliste pour Le Chiffon
Photographe : Claude Chose

  1. « L’histoire des bouquinistes racontée dans Le Figaro Littéraire de 1910 », Marie-Aude Bonniel, Le Figaro, 30 avril 2018.
  2. Bulletin Officiel de la Ville de Paris, cdn.paris.fr/paris/2021/07/16
  3. « Les traditions et savoir-faire des bouquinistes des quais de Paris », consultable sur le site web du ministère de la Culture, 6 septembre 2018.
  4. Les quais de Seine sont inscrits depuis 1991.
  5. « »Ce secteur particulier est très fragile » : la mairie de Paris cherche des bouquinistes », Ouest- France, 17 décembre 2021.
  6. Les chats éraflés, Camille Goudeau Editions Folio, juin 2023
  7. Paysages urbains, Ed. Maurice Nadeau, 2013.

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