Tourisme mondialisé

Transformations de l’Île de la Cité, Paris malade en son cœur ? [N°10]

Lundi matin, 9 heures. En ce milieu de mois de juillet, votre petit rat en mission pour Le Chiffon s’installe au Bougnat, pour une interview avec une habitante. Ce café aux abords de Notre-Dame est une institution sur l’île. Et c’est vrai qu’en ce début de matinée, il y en a du passage ! D’ailleurs, le gérant connaît tout le monde. Les commerçants en route vers leur boutique saluent et échangent quelques nouvelles. Les agents de la préfecture de police arrivent en petits groupes prendre leur pause café au comptoir, badinant avec le serveur. Quelques habitants s’arrêtent pour bavarder, commentant les dernières actualités de l’île et les menus évènements qui rythment la vie de quartier, comme les autres…ou presque.

Car si l’île accueille treize millions de touristes par an et plus d’une vingtaine de magasins de souvenirs, elle n’est pourtant pas une île « aseptisée », souligne Florence Mathieu, présidente du Conseil de quartier Seine. Ce qui fait sa particularité, comparé à d’autres quartiers historiques « touristifiés » de grandes métropoles ? Un savant équilibre entre fonctions touristiques et fonctions institutionnelles. Équilibre établi dans le dernier tiers du XIXe siècle.

Un savant équilibre entre fonctions touristiques
et fonctions institutionnelles

Depuis les grands travaux d’Haussmann, le nombre d’habitants n’a cessé de baisser sur l’Île de la Cité : moins de 900 personnes y vivent aujourd’hui1. Mais ce n’est pas une île morte pour autant. Fin du XIXe siècle, le déclin résidentiel a laissé place à des infrastructures hospitalières – l’Hôtel-Dieu est sensiblement agrandi – et administratives : remaniement du Palais de Justice, construction du Tribunal de Commerce et de la Préfecture de Police. Sans compter un nombre croissant de pèlerins et de touristes, attirés par la cathédrale depuis le milieu du XIXe siècle grâce au roman de Victor Hugo puis aux travaux de restauration de Viollet-le-Duc.

Destination touristique majeure et territoire au service des Franciliens, l’Île de la Cité concentre aujourd’hui 10 000 emplois2. Soignants, avocats, cafetiers, policiers, personnels administratifs, religieux, commerçants : ce sont 10 000 personnes qui créent « une vraie vie de quartier », analyse Florence Mathieu. Mais cet équilibre est aujourd’hui doublement menacé.

Les institutions désertent l’île

 

 

Premièrement, le secteur public – hospitalier et judiciaire notamment – connaît des mutations de fond qui bouleversent son implantation dans la métropole.

L’hôpital subit depuis trente ans les réformes issues du « nouveau management public », qui vise à en faire « une entreprise comme les autres3 » et à réduire les coûts4. L’Assistance Publique Hôpitaux de Paris (AP-HP) – qui gère une trentaine d’hôpitaux en Île-de-France – est aux avant-postes de ces nouvelles pratiques. « Il y a eu plein de petites fermetures depuis vingt ans » à Paris et en banlieue commente Christian Guérin, représentant des usagers de l’AP-HP. Et la liste devrait encore s’allonger : l’AP-HP prévoit la fermeture de deux hôpitaux au profit de l’ouverture de l’hôpital Grand Paris Nord à Saint-Ouen en 20285. Les établissements hospitaliers sont aussi sommés de dégager des ressources autres que celles allouées par l’assurance maladie. Pour cela, la solution est toute trouvée : vendre le patrimoine immobilier. L’AP-HP fait ici figure de bon élève : « entre 2015 et 2019 les recettes de cession ont représenté 29,3 % de la capacité d’autofinancement de l’AP-HP ». Des « revenus significatifs » qui devraient croître encore sur la période 2020-20256.

Dans ce contexte managérial, l’Hôtel-Dieu occupe une place particulière. Sa valeur patrimoniale et sa localisation – 60 000 mètres carrés à deux pas de la cathédrale Notre-Dame, un emplacement ultra-central, sur un territoire classé à l’UNESCO – en font un actif de première classe pour l’AP-HP. Cet hôpital est le « laboratoire des nouvelles stratégies gestionnaires » de l’AP-HP analyse pour Le Chiffon le docteur Gérald Kierzek, médecin urgentiste engagé de longue date pour la défense de l’hôpital. De fait, depuis la fin des années 90, les projets de fermeture totale ou partielle se sont traduits – malgré les résistances des soignants et riverains – par le transfert de nombreuses activités vers d’autres hôpitaux, principalement Cochin (14e arr.).

Lancé en 2016, le projet actuel consiste à diviser le bâtiment en deux pôles d’activités distincts. Les ailes nord et est (quai de Corse et rue d’Arcole) doivent conserver une vocation hospitalière tandis que les ailes ouest et sud (rue de la Cité et parvis Notre-Dame) font l’objet d’un bail à construction de 80 ans auprès du promoteur et investisseur immobilier Novaxia. Son emprise s’étend sur 20 000 mètres carrés. Les deux ailes devraient accueillir des commerces, des restaurants, un pôle dit « habitat solidaire » incluant des logements, une crèche et une « maison du handicap », ainsi qu’un pôle « santé », confié à Biolabs, gestionnaire immobilier spécialisé dans la location à destinations d’entreprises de recherche privées.

L’argument justifiant ce remodelage : le loyer versé par le promoteur aurait « vocation à équilibrer le plan de financement global de la transformation de l’Hôtel-Dieu »7. Le professeur Frédéric Batteux, responsable médical du site se félicite : « On a redonné un avenir à l’Hôtel-Dieu. » Pour Martin Hirsch – directeur de l’AP-HP de 2013 à 2022 – ce bail « représente la plus grosse recette de l’histoire de l’AP-HP dans une opération foncière8 ». Mais tous deux oublient de préciser que Novaxia réalise une juteuse affaire, obtenant un loyer très inférieur à ceux pratiqués dans le 4e arrondissement9.

Ils oublient aussi de préciser que l’hôpital de l’Hôtel-Dieu a subi une véritable hémorragie pour qu’aboutisse une telle valorisation immobilière. Alors qu’il concentrait environ 2 500 emplois et 400 lits dans les années 2000, il fonctionne aujourd’hui avec 60 lits et 500 postes10. De ce fait, les résistances contre la privatisation de la moitié du bâtiment se poursuivent et le chantier Novaxia – initialement prévu pour 2024-25 – a du plomb dans l’aile1.

La Justice hors de la Cité

 

La justice est l’autre institution publique dont la présence historique sur l’île est affaiblie. Le déménagement du Palais de Justice est annoncé par le président Sarkozy en 2009 dans son discours sur le Grand Paris. Arguant de l’exiguïté des locaux sur l’île, il lance la construction d’une nouvelle Cité judiciaire, « vitrine d’une justice moderne11 ». Le transfert du tribunal d’instance a lieu en 2018, dans une tour haute de 160 mètres construite aux Batignolle (17e arr.) par le starchitecte12 Renzo Piano. Dans son sillage le siège de la police judiciaire déménage aussi. Au total, 2 500 salariés et 6 300 usagers quotidiens rejoignent le site. Certes, l’Île de la Cité conserve les Cours d’appel et de cassation, mais le nombre d’usagers et de travailleurs a considérablement baissé13.

Plus anecdotique en matière d’emploi, mais symptomatique de la stratégie foncière du « nouveau management public » : rue des Chanoinesses, RATP Real Estate14 voudrait transformer une ancienne sous-station électrique du métro en un « espace événementiel de coworking ». 50 salariés seraient transférés vers un autre site.

Vers une île « écrin »15

En sus de ces mutations, les aménagements récents menés par la Ville et l’État, continuent de réduire la place des institutions, ainsi que le nombre et la diversité des emplois sur l’île.

En 2015, le président Hollande, en accord de la maire de Paris, missionnait l’architecte Dominique Perrault et le président du Centre des Monuments Nationaux Philippe Bélaval pour réfléchir à l’avenir de l’Île de la Cité. Le but ? En faire une « île monument » et « montrer au monde un visage toujours renouvelé de la capitale »16. Pour y parvenir, la proposition architecturale la plus spectaculaire consistait à transformer le parvis de la cathédrale en une grande dalle de verre, dévoilant la crypte à la vue des visiteurs. Autre axe fort du rapport : la hausse des recettes du tourisme en dégageant et rénovant les nombreux espaces en sous-sol de l’île, pour y développer des commerces. Les auteurs estimaient possible la création de 100 000 mètres carrés de surface nouvelle, pour « une valeur foncière dépassant le milliard d’euros ».

L’incendie de Notre Dame et sa médiatisation internationale deviennent une opportunité pour mener à bien la transformation de l’île.

 

François Hollande est remplacé à la tête du pouvoir par Emmanuel Macron en 2017, mais le rapport Perrault-Bélaval « n’est pas tombé aux oubliettes » pour autant, nous assure Camille Archilla, conseillère Architecture et Patrimoine auprès d’Emmanuel Grégoire, premier adjoint à la maire de Paris. Au contraire, la nécessité d’une réflexion sur l’avenir de l’île est réactualisée par l’incendie de Notre-Dame en avril 2019. Les réactions à celui-ci, l’ampleur des dons en particulier, « ont démontré l’attachement mondial à cette cathédrale » selon Camille Archilla. L’incendie de Notre Dame et sa médiatisation internationale deviennent une opportunité pour mener à bien la transformation de l’île.

Rapidement, deux chantiers s’engagent. D’abord, la reconstruction de la cathédrale, pilotée conjointement par l’État et le diocèse, avec l’objectif de terminer la célèbre flèche avant les Jeux olympiques de 2024. Emboîtant le pas, la Ville de Paris lance en 2021 un concours visant le réaménagement des abords du monument. Lauréat, le paysagiste belge Bas Smets propose de végétaliser le parvis et d’aménager un parc ouvert sur le fleuve. Camille Archilla explique : « L’objectif est de magnifier la cathédrale » tout en améliorant la prise en charge des touristes, grâce à un nouvel espace d’accueil sous-terrain. Il s’agit aussi « de faire revenir les Parisiens sur le site », les espaces verts sur l’île étant aujourd’hui « sous-exploités » et « morcelés ».

Un écrin de verdure pour améliorer l’expérience des touristes et des promeneurs parisiens : l’objectif est louable. À condition que cette transformation des espaces publics s’accompagne d’une politique de maintien des services publics et des emplois sur l’île. Or, c’est tout l’inverse que l’on observe.

Une cité spectacle ?

L’architecte Marc Perelman décrypte dans un ouvrage récent les mutations de la métropole parisienne sous influence des futurs Jeux Olympiques. Il affirme : « L’île de la Cité est en passe de se transformer en un incubateur touristique olympisé” avec une Notre-Dame restaurée grâce aux JO »17. Petit tour d’horizon des conséquences de cette accélération.

Premières victimes des transformations de l’Île de la Cité : les usagers des services publics, notamment de l’hôpital. Le transfert d’activités vers d’autres sites plus grands et moins centraux entraîne une perte d’accessibilité et une moindre proximité au service de soin. « On perd des lits à chaque regroupement » soupire le secrétaire de la CGT Hôtel-Dieu. Le représentant des usagers déplore quant à lui la « guéguerre » qui en résulte : en réponse aux injonctions de l’administration, les hôpitaux se renvoient de plus en plus les patients pour dégager leurs lits au plus vite.

Les tentatives de marchandisation des espaces publics sur l’île n’en sont certainement qu’à leurs prémices.

Autres victimes collatérales : les travailleurs de l’île. Qu’ils soient rattachés au Palais de Justice, à l’Hôtel-Dieu ou à la RATP, ils ont été ou vont être nombreux à être transférés vers d’autres sites. Ces transferts sont parfois douloureux car ils impliquent des trajets plus longs, l’Île de la Cité jouissant d’une accessibilité exceptionnelle grâce à la proximité de la station Châtelet-Les Halles, très appréciable pour les personnels en horaires décalées. Ils s’accompagnent aussi parfois d’une dégradation des conditions de travail : les agents de la RATP risquent d’être envoyés vers un site en sous-sol ; les soignants quittent un hôpital à taille humaine pour des « usines à malades, inhumaines pour les patients et les personnels » selon le docteur Kierzek.

Notons au passage que la baisse des emplois nuit à la mixité sociale de l’île. Malgré la forte proportion de résidences secondaires (ayant connu une hausse de 63 % entre 1999 et 201618), qui rend difficile l’accès au logement, la population de l’Île de la Cité se démarque du reste du centre de Paris par une proportion d’ouvriers et d’employés légèrement plus élevée. Cela s’explique par l’existence de logements de fonction, liés aux grandes institutions. Mais ces dernières étant de moins en moins présentes, ces logements pourraient aussi disparaître. Certes le nouveau Plan local d’urbanisme prévoit la création de logements sociaux d’ici 2035. Et La Ville en a imposé la création à Novaxia (leur nombre n’est pas connu à ce jour). Ces mesures seront-elles suffisantes pour enrayer le dépeuplement de l’île ?

Les transformations de l’Île de la Cité s’accompagnent de la marchandisation croissante des espaces et biens publics, dont les usagers se trouvent progressivement écartés. L’Hôtel-Dieu est la tête de proue de ce processus : le bail d’une durée inhabituelle dont jouit Novaxia lui laisse les mains libres pour les 80 ans à venir. D’ailleurs, la présidente du conseil de quartier s’inquiète : « Novaxia est un promoteur. On choisit quelque chose au départ, mais ensuite, quelles certitudes on a à long terme ? ». Et cette dépossession d’un espace anciennement public en annonce d’autres.

En février 2023, la quinzaine de commerçants du marché aux fleurs apprend que sa rénovation va être confiée à un opérateur privé. Ce marché historique, qui participe à la vie de l’île depuis le début du XIXe siècle, est aujourd’hui directement géré par la Ville de Paris. Mais elle ne souhaite pas prendre en charge les coûts de réhabilitation, estimés à cinq millions d’euros. L’acteur privé s’occupera de l’opération et pourra en contrepartie y développer des activités annexes – cafés et restaurants, boutiques de souvenirs – et même « organiser des ateliers ou séminaires d’entreprise ». En réaction, les artisans s’organisent pour plaider en faveur du maintien « d’un marché aux fleurs populaire, artisanal et patrimonial19 ».

L’amélioration à venir de l’accessibilité des berges de Seine pourrait aussi permettre à terme l’intensification de la privatisation du fleuve, avec le développement de péniches cafés et restaurants le long de l’île, comme le proposait déjà le duo Perrault et Bélaval en 2016. Les réflexions concernant l’usage des nombreux passages sous-terrains existant sur l’île sont aussi d’une actualité brûlante20. D’autant plus qu’il y a à peine quelques mois, l’éminent Philippe Bélaval a été promu par Emmanuel Macron, dont il est désormais le conseiller Culture.

Les tentatives de marchandisation des espaces publics sur l’île n’en sont certainement qu’à leurs prémices. Si les banlieues sont des territoires au service de la ville-centre – comme la suite du dossier en témoigne – la ville-centre est quant à elle, tous les jours davantage, le territoire servant les flux mondialisés de capitaux et de personnes, et ce aux dépends des habitants. C’est pourquoi ces résistances, comme celle en faveur du maintient de l’Hôtel-Dieu (lire article ci-joint), sont essentielles si les Franciliens ne veulent pas être progressivement privés du cœur de leur Cité.

Marion Magnan, journaliste pour Le Chiffon
Illustrations : Colas Renard
Une : Quentin Dugay

1« Les abords de Notre-Dame de Paris », APUR (Atelier parisien d’urbanisme), 2020.

2APUR, 2020, opus cité.

3Domin J.-P., « La réforme de l’hôpital public. Un management sans ménagement », La Vie des Idées, 5 avril 2016.

4« La révolution managériale des hôpitaux de Paris », Le Parisien, 3 avril 2006.

5Bonne nouvelle ! Une récente décision de justice pourrait porter un coup d’arrêt au projet (voir p. 19).

6« La politique immobilière de l’AP-HP. Exercices 2016 et suivants », Chambre régionale des comptes d’Île-de-France, 15 décembre 2021.

7« Point d’étape sur le projet Hôtel-Dieu », AP-HP, 16 décembre 2019.

8« Une partie de l’hôpital parisien Hôtel-Dieu cédée à Novaxia », Le Moniteur, 20 mai 2019.

9« Mentir pour mieux faire passer la pilule ! », communiqué de la CGT Hôtel-Dieu, 2019.

10Les chiffres officiels étant difficiles à obtenir, ces derniers reposent sur les estimations issues des différents entretiens réalisés par Le Chiffon auprès des personnels de l’hôpital et leurs représentants.

11« Bouygues construira le futur palais de justice de Paris », Challenges, 25 novembre 2011.

12Mot-valise désignant les architectes de renommée internationale, qui multiplient les monuments emblématiques dans les métropoles de rang mondial.

13APUR, 2020, opus cité.

14Il s’agit de la filiale de la RATP en charge de la valorisation de son patrimoine immobilier.

15Expression utilisée dans le rapport de l’APUR, 2020.

16D. Perrault et P. Bélaval, « Mission Île de la Cité – Le cœur du cœur », 2016.

172024, Les Jeux olympiques n’ont pas eu lieu, Marc Perelman, Éditions du Détour, 2022.

18APUR, 2020, opus cité.

19« Le marché aux fleurs de Paris, théâtre de rénovations, va-t-il perdre son âme ? », Philippe Baverel, Le Parisien, 6 avril 2023.

20« Fantasmes sur le futur du vieux palais de justice de Paris », Marie-Amélie Lombard-Latune, L’Opinion, 22 mai 2023.

  1. Lire Hôtel-Dieu : quand les médecins jouent les agents immobiliers, p.8 du Chiffon n°10

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