Réappropriation

Autoréparation : les femmes veulent maîtriser la chaîne du vélo [N°8]

Les mercredis soir, l’atelier participatif Vélorution est fermé d’après internet. Pourtant, derrière la porte nichée à deux pas de la place de la Bastille, on devine une lumière.

À l’intérieur, un petit groupe de femmes s’active, concentré, autour de vélos perchés sur des bras articulés. Dans la pièce, tout ressemble à un atelier de réparation comme il en existe des centaines en France. On entend des « J’te montre une fois, et après c’est toi qui fais ». Les pièces de récup’ trouvées à la déchetterie de la Porte des Lilas dépassent de caisses multicolores marquées des mots « Leviers », « Étriers à tirage latéral » et « Dynamo » en lettres capitales. Avec un « manifeste de la réparation » et des affiches qui crient « renversons la tendance » placardées au mur, on est même allé un peu plus loin. Oui, décidément, dans cet ancien squat mis à disposition par la mairie de Paris, tout y est.

Tout, sauf les hommes. Ce soir, c’est Johanna, tapissière d’ameublement en décor, qui tient la baraque. « C’est pas que je m’y connais, mais j’ai beaucoup appris », reconnaît-elle, un peu gênée. Maintenant, elle veut transmettre. Au début des années 2010, Johanna commence par animer des ateliers de réparation classiques pour l’association, avec l’envie de conseiller les femmes, qu’elle sent de plus en plus demandeuses. Une expérience qui l’a pour le moins laissée sur sa faim. « Les garçons venaient se mettre entre les femmes et moi, comme si j’allais dire des trucs qui servaient à rien. Au bout d’un moment j’ai dit : “Salut. Je vais te laisser lui expliquer la vie, moi, je vais le faire ailleurs et autrement” », se remémore-t-elle.

Renouer entre femmes avec l’autonomie

En 2014, sur le modèle des sessions de l’atelier canadien Bike Pirates que Léo, un bénévole, découvre lors d’un voyage à Toronto, l’association décide d’aménager aux femmes « du temps et un espace pour s’approprier les outils », raconte Johanna. Pour prendre confiance en elles, aussi, et se découvrir des capacités qu’elles n’auraient pas soupçonnées. « À une dame de 50 ou 60 ans qui me dit “ça, c’est mon mari qui le fait”, je réponds : “ton mari, c’est toi qui vas lui apprendre, tu vas voir” », lâche-t-elle, hilare, les deux mains vissées sur un établi. « Certaines sont reparties super contentes, parce qu’elles, parce qu’elles pensaient que la réparation d’une crevaison n’était pas à leur portée ».

Sabrina, une adhérente de 35 ans, confie : « Je croyais que j’aimais pas la mécanique, que c’était pas mon truc ». Ce soir, elle fixe un garde-boue, aboutissement d’un vélo qu’elle a créé de A à Z avec des pièces trouvées dans l’atelier. Si elle n’a « pas grandi avec l’image de femmes qui réparent des trucs », les choses ont bien changé. « Depuis, je suis allée une fois chez un vélociste, et j’ai eu du mal à le laisser faire », avoue-t-elle, amusée.

Johanna à l’atelier Vélorution , le 1er février 2023. Photo : Julien Che

Le défi de ces sessions de réparation réservées aux femmes, également proposées par les ateliers franciliens Solicycle, la Cyclofficine ou encore la Cycklette, c’est que les femmes « puissent faire le premier pas sans que ce soit intimidant », dans un domaine qui reste encore largement l’apanage des hommes, explique Margot, salariée de La Cycklette, un atelier du 11e arrondissement de Paris. « Quand elles arrivent, le premier truc c’est souvent “je sais pas du tout faire, je connais rien”. Quand des couples viennent, c’est le mec qui répare le vélo de la nana », ajoute Pauline, elle aussi salariée.

Mais la non-mixité change-elle vraiment la donne ? « La plus grosse différence, c’est l’atmosphère. Ça parle moins fort, on trouve plus sa place. Il y a aussi moins de monde », explique Margot. En se rendant à l’atelier Vélorution un autre jour de la semaine, on perçoit tout de suite une différence.

Sur les onze participants qui s’affairent dans un brouhaha ambiant, on compte une seule femme, planquée dans un coin. « Bien sûr que je me sens en minorité, mais c’est très ponctuel, je viens quand j’ai plus le choix », constate Séverine. Puisqu’elles sont peu, forcément, dès qu’une femme se présente « on se précipite pour l’aider », raconte Yann, qui anime l’atelier, une gapette sur la tête. « Tu vois, elle pourrait très bien descendre un pneu elle-même », commente-il alors qu’un homme vole au secours de Séverine. Pour Johanna, ces ateliers exclusivement féminins permettent surtout de prendre le temps. « En atelier mixte, t’apprends pas parce que d’autres personnes attendent. On court après le temps, le temps, le temps, parce qu’il y a beaucoup de mécaniciens hommes », explique-elle.

« Beaucoup de mécaniciens », finalement jamais bien loin des ateliers réservés aux femmes : « réparation urgente » oblige, chaque semaine, un ou deux poussent la porte. L’on assiste alors à une scène qui prête forcément à sourire. Pendant que les femmes parlent fort et occupent l’espace, les hommes, coincés dans l’entrée, réparent sur la pointe des pieds.

Sans les hommes, mais pas que

L’apprentissage des femmes n’est pas qu’une affaire de non-mixité instaurée une fois par semaine ou par mois. Comme Margot, qui a fréquenté ces sessions pendant sa formation, les femmes y participent souvent de façon transitoire, avant de se sentir assez légitimes pour intégrer les ateliers classiques. « Ensuite, je suis retournée dans les ateliers mixtes parce que je me sentais suffisamment sûre de moi pour demander quand j’avais besoin d’aide et montrer quand j’en avais pas besoin », se souvient-elle.

À la Cycklette, l’équipe a fait de l’intégration des femmes son cheval de bataille. Tout est pensé pour gommer « l’imaginaire de l’atelier, très mec », explique Pauline, devenue l’une des cheffes d’orchestre de l’atelier, après une formation mécanique spécialisée « réemploi cycle ». La porte vert anis et les murs sont habillés, ici et là, de scotch rose fluo. Quitte à verser dans le cliché.

« Notre incompétence est un des ressorts de l’industrie capitaliste : on ne sait pas faire les choses, donc il faut bien qu’on achète, et qu’on ré-achète »

Pour devenir bénévole, il faut montrer patte blanche, en suivant une formation pour faire le point sur les
stéréotypes de genre et la façon dont on apprend aux novices. Plus question de retirer les outils des mains pour boucler l’affaire vite fait, bien fait. Les participants qui voudraient mettre leur grain de sel pendant une explication sont, enfin, « systématiquement recadrés », prévient Margot.

De quoi permettre à celles qui mettent un point d’honneur à bricoler avec les hommes d’investir l’atelier. Accoudée à un plan de travail, Clarisse installe les lumières qu’elle a reçues à Noël. Un éclairage « sans lampe ni batterie, qui se recharge magnétiquement grâce à un aimant positionné sur le rayon de la roue », décrit-elle fièrement. L’entretien de son propre vélo vient s’ajouter à une liste d’interdits qu’elle a décidé de braver il y a bien longtemps. « Ma grand- mère voulait pas que je répare la cuvette des toilettes, parce qu’elle avait peur que j’y arrive pas. Et puis « c’est pour les mecs ». Mais je l’ai fait quand même ».

« Le personnel est politique »

Si elles peuvent sembler anecdotiques, il y a dans ces histoires de mécanique par et pour les femmes « beaucoup de choses qui se jouent », selon la philosophe Jeanne Burgart-Goutal. Pour l’autrice du livre Être écoféministe, théories et pratiques1 , la volonté de ces femmes d’apprendre à réparer leur vélo, en recyclant et en réutilisant des matériaux, peut se comprendre à l’aune d’un cadre théorique plus large : celui de l’écoféminisme2 . Selon ce courant, l’émancipation des femmes passe par la réappropriation de « tout savoir-faire manuel ou artisanal » dont elles ont été dépossédées depuis l’avènement du système capitaliste.

Un système qui les maintient dépendantes. « Notre incompétence est un des ressorts de l’industrie capitaliste : on ne sait pas faire les choses, donc il faut bien qu’on achète, et qu’on ré-achète », analyse Jeanne Burgart-Goutal.

Et il ne s’agit pas uniquement de conquérir un territoire « jusque-là réservé aux hommes », comme c’est le cas de la mécanique. Cela concerne aussi les travaux manuels traditionnellement féminin, comme la couture, le tricot, et même la cuisine. « Quand on ne sait plus coudre, ce sont des ouvrières chinoises sous-payées qui fabriquent nos vêtements. Tous ces savoir-faire prémodernes qui permettaient une forme d’autonomie dans sa subsistance doivent être réappris, si on veut pouvoir ne plus donner son soutien de consommateur à des industries et au phénomène de gaspillage », défend-t-elle.

Dans cette optique, la non-mixité agit, aux yeux de la philosophe, non pas comme une rupture nette et définitive avec les hommes – qui doivent d’ailleurs être inclus dans la lutte pour l’égalité – mais comme un « incubateur temporaire pour court-circuiter les rapports de genre habituels ». Un moyen de « créer un espace d’apprentissage qui permettra, ensuite, un retour à la mixité sur une base nouvelle ».

Christine Castelain-Meunier, sociologue au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et co-autrice de Devenir écoféministe, 15 actions au secours de la planète3 fait, elle, le parallèle avec le Mouvement de libération des femmes (MLF), qui, en 1970, n’inclut pas les hommes dans les discussions « avec l’idée que, d’emblée, ils allaient adopter une attitude dominante ». Dans le domaine de la réparation de vélo, « le terrain des femmes est très investi par celui des hommes, qui sont les “sachants” en matière de mécanique. On comprend donc la nécessité de faire barrage pour elles- mêmes s’y mettre ».

Un barrage dont on aurait pu s’attendre à ce qu’il cristallise débats et passions au sein des associations de réparation. En réalité, ça ne semble pas vraiment le cas, selon les participantes rencontrées. Bien sûr, ces réunions sous le manteau suscitent des interrogations. À l’atelier Vélorution, on spécule volontiers sur leur nature et leur déroulé. « Le mercredi soir, c’est plus pour les lesbiennes, non ? », demande un adhérent, interdit. « Vous faites quoi, vous parlez Tupperware ? », raconte avoir entendu Johanna, à l’occasion d’une assemblée générale annuelle.

Mais l’important avec ces ateliers c’est, comme le note Francis Meunier4 , que « les femmes décident de ne plus arrêter une voiture quand elles ont un souci à vélo ». C’est aussi se donner la possibilité de maîtriser, de bout en bout, son moyen de déplacement. Une ambition à étendre aux autres domaines de l’existence ?

Clotilde Jegousse, journaliste pour Le Chiffon.

Photo de Une : Sabrina fixe un garde-boue. A l’atelier Vélorution, le 1er février 2023. Photo : Julien Che.

  1. Publié en 2020 aux Éditions L’Échappée
  2. « Écoféminisme » est un terme popularisé en 1974 par Françoise d’Eaubonne, philosophe française, dans son livre Le féminisme ou la mort. Une partie de ce courant de pensée cherche à démontrer une causalité entre l’émergence du système capitaliste et de la science moderne dans la dégradation de la condition de la femme et de la nature.
  3. Publié en 2022 aux Éditions De Boeck Supérieur
  4. Co-auteur de l’ouvrage Devenir écoféministe cité plus haut

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