Heurs et malheurs du tractopelle

Destruction d’une carrière de craie à Meudon, c’est vraiment le comble ! [N°6]

 

A Meudon, sous la Colline des Brillants, dite encore colline Rodin du fait de la présence du musée qui la surplombe, se trouve un triple trésor : géologique, historique et esthétique. La carrière Arnaudet, du nom de la rue où se trouve son entrée actuelle, est constituées de près de huit kilomètres de galeries souterraines, mesurant jusqu’à 10 mètres de haut, reliées entre elles sur 3 niveaux par d’imposants piliers. De véritables cathédrales souterraines, avec voûtes en plein cintres et croisées d’ogives. Un site unique au monde.

Réunion du conseil municipal du 30 juin 2022. Le projet de comblement des carrières est le premier point à l’ordre du jour. Je retrouve devant la mairie les opposants à ce projet. Une centaine de personnes, représentant la trentaine d’associations mobilisées (dont Le collectif Arnaudet-Meudon, Vivre à Meudon, Sites et Monuments…) Alors que des élus de la minorité municipale doivent lire un texte d’opposition, les policiers municipaux interdisent au public l’entrée à la mairie, arguant du manque de place. Après des protestations et l’intervention d’un élu d’opposition, quelques personnes sont finalement acceptées. Mais la discussion sur le sujet est déjà close.

Il ne reste aux participants au rassemblement qu’à se contenter d’un dossier de presse municipal1 qui leur a été distribué, confirmant le comblement de 45% des carrières, et se vantant de la sécurisation et de la mise en valeur des 55% restant. Selon ce document, le projet envisage : « L’aménagement d’un parc public à l’aplomb de la carrière classée » qui permettra de « mettre en relation : la maison et l’Atelier du sculpteur Rodin de renommée internationale, une programmation artistique et événementielle dans les galeries de la carrière, un site géologique, témoignage de la rencontre du patrimoine artistique et scientifique ». Cette présentation alléchante est considérée par certains opposants comme fallacieuse, voire mensongère. C’est l’avis de Magdaleyna Labbé, coordinatrice des associations, qui déclare : « Il est possible de mettre en sécurité les carrières de beaucoup de manières différentes : on pourrait les consolider de manière traditionnelle avec des maçonneries, ce qui permettrait de permettait de préserver 100% du site ». C’est bien là l’un des enjeux de la mobilisation. Pour bien le comprendre, un retour en arrière s’avère nécessaire, jusqu’aux origines de ces lieux.

Une longue histoire aux multiples facettes

Les carrières de Meudon sont des témoins visibles de l’évolution géologique de la région parisienne depuis une soixantaine de millions d’années. La craie exploitée s’est formée vers la fin de la période qu’on appelle de ce fait le Crétacé, il y a de cela 75 millions d’années. C’est le seul endroit d’Île-de-France où un tel phénomène est visible. Du point de vue historique, c’est tout un pan de l’histoire industrielle, ouvrière et agricole de la banlieue parisienne qui sommeille dans ces tréfonds. L’exploitation des carrières de craie a commencé en 1872. Un rapport des mines de 1885 souligne l’exceptionnel régularité et la précision de l’exploitation. Comme le rappelle l’un des principaux opposants au projet, François de Vergnette, maître de conférence en histoire de l’art, la craie extraite, le fameux « Blanc de Meudon » : « Se retrouvait dans l’architecture pour enduire les façades, pour faire de la chaux hydraulique, pour fourbir les métaux, pour la craie des écoliers ».

En 1895, séduit par la vue dégagée sur la boucle de la Seine, Auguste Rodin s’installe au sommet de la colline dans une villa qu’il fait agrandir, tout comme le parc alentour. Viennent alors des artisans liés aux activités du sculpteur : environ 50 d’entre eux y officient en 1900. À la mort de Rodin en 1917, sa propriété est légué à l’État, ce qui explique que le ministère de la Culture possède environ 20% des carrières située en sous-sol. L’exploitation de la craie a cessé dans les années 20, mais elle laisse un héritage inestimable. Les carriers, sûrement par goût du travail bien fait, ont comme peigné la pierre d’une chevelure de stries suivant les formes et les courbes qu’ils taillaient, créant ainsi un monde hors du monde, pétrifié, creusé de galeries voûtées d’autant plus puissantes et délicates qu’elles sont nées d’un respect profond pour le site.

Viennent alors les champignonnistes, qui cultivent les fameux champignons de Paris et aménagent une partie des kilomètres de galeries pour cette agriculture souterraine, sans porter préjudice au site. Pendant la guerre de 39-45, les Allemands décident d’y installer une usine d’armement. Les ouvriers réquisitionnés pour cette tâche ravalent des voûtes, installent l’électricité, tout cela avec l’extrême lenteur causée par la résistance passive aux ordres de l’ennemi : les travaux ne seront jamais terminés, mais ils auront contribué à l’amélioration de la sécurité et de l’esthétique des lieux. Les dernières champignonnières ferment en 1974 et dans les années 1980 s’installent des artisans et des artistes dont les sculpteuses Hélène Vans et Agnès Bracquemond. La mairie soutien alors ces artistes, leur loue des espaces, et cela jusqu’à la période récente où ce soutien leur a été retiré, nettoyage du site oblige2.

Des tentatives de bétonnage à répétition

Alors, posons-nous la question : cette urgence à combler les galeries n’est-elle pas la partie immergée d’un projet plus vaste, un habituel projet de bétonnage, une opération de promotion immobilière sur un ensemble de terrains situés idéalement en belvédère sur la Seine. Une telle éventualité ne date pas d’hier : ce fut la volonté des municipalités successives de bétonner la colline.

Cela se manifesta de manière évidente lors de l’élaboration du Plan d’Occupation des Sols (POS) de 1982, la municipalité souhaitant transformer le secteur en Zone d’aménagement concerté (ZAC), dite ZAC Arnaudet. Ce projet prévoyait la construction de tours d’habitation. Après une levée de boucliers des Affaires Culturelles, cette première tentative d’aménagement a été abandonnée. En 1986 on a abouti à un classement des carrières par le ministère de l’Environnement en tant que « site scientifique et artistique ». Ce classement sera suivi d’une inscription à l’inventaire national du patrimoine géologique et le site sera considéré comme patrimoine international selon les critères du Muséum National d’Histoire Naturelle. Il s’agit de la seule crayère d’Île-de-France à être classée, les seules autres situées en France étant les crayères de Champagne, qui sont inscrites au patrimoine mondial de l’Unesco.

Mais la municipalité ne renonça pas pour autant et plusieurs projets s’enchaînèrent, dont un avec Bouygues en 1990, envisageant le construction de 800 logements : un projet annulé par la justice en 1993 du fait de sa trop grande densité. Dans le même temps, le site suscitait un intérêt nouveau : des visites furent conduites par des associations locales, comme Vivre à Meudon3, qui firent découvrir la beauté prenante des lieux, en particulier à l’occasion des Journées du Patrimoine.

Une seule solution, le comblement !

Face aux annulations successives des projets d’aménagement et à l’intérêt nouveau qu’à suscité le site, l’argument du danger d’effondrement va peu à peu prendre toute la place, et à cela tous les exemples sont bons : à la fin du 19e siècle, quelques effondrements se sont produits dans les carrières de craie des Montalets, situées à 800 mètres plus à l’ouest, puis au nord de la colline sur Issy-les-Moulineaux, affaissements aujourd’hui brandis en épouvantail, tout comme le rapprochement fait par la mairie avec l’effondrement de Clamart en 1961, qui a rayé de la carte tout un quartier et provoqué la mort de 21 personnes. Un rapprochement totalement infondé, les conditions d’exploitation et de sécurisation des carrières de Clamart étant tout à fait différentes de celles de Meudon. Un épouvantail brandi pour faire peur ?

En 2012, la mairie reçoit un renfort de poids : la direction de l’Inspection Générale des Carrières (IGC) attire l’attention « sur la dangerosité potentielle des carrières susceptibles de s’effondrer spontanément ». Dans la foulée, le maire de Meudon prend des arrêtés de péril sur toutes les parcelles de la carrière. De leur côté, les propriétaires des maisons construites en amont de la colline demandent une étude à Vincent Maury, expert international reconnu en mécanique des roches. Son bilan conclut qu’il « n’a pu être constaté aucune trace de sinistre ancien ou récent dans les zones soumises aux arrêtés de péril concernées par notre mission ». La mairie confie alors à l’INERIS (Institut national de l’Environnement Industriel et des Risques), une énième étude4 , réalisée en numérisation 3D, donc abstraite et simplifiée. Ses résultats, rendus en 2017, majorent les phénomènes aggravants les risques tout en minorant les aspects positifs, dont la tenue impeccable de la carrière depuis son creusement. Cette étude considère que les piliers de soutien n’offrent pas la stabilité requise pour assurer la sécurité à long terme et propose deux méthodes pour y remédier : soit renforcer les dits piliers, soit procéder au comblement. C’est cette deuxième l’option qu’à mis en avant la mairie, et cela a de quoi interroger.

Ici on comble, là on ne comble pas

D’autres anciennes carrières de craie existent à Meudon, dont celle des Montalets, dont la surface est urbanisée depuis longtemps. La sécurité publique martelée à Arnaudet n’est jamais évoquée sur les autres sites souterrains de la ville, sur lesquels des constructions ont été effectuées sans que cela semble présenter le moindre danger. L’évocation d’un péril imperceptible à l’œil nu évoqué sur Arnaudet n’est pas entendable lorsqu’on laisse des milliers de gens vivre sur ce genre de vide, sans que ça semble poser de problème.

A contrario, la commune voisine d’Issy-les-Moulineaux a entreprit la réhabilitation de ses carrières, permettant à des entrepreneurs privés d’y aménager un grand nombre d’équipements. Dans les crayères de Montquartier, ce sont des caves privatives et le stand de tir des Pistoliers d’Auteuil, alors que dans celles du Chemin des Vignes s’est installé le restaurant Issy Guinguette, du chef Yves Legrand. Des choix dont on peut contester la pertinence, mais qui montrent que d’autres aménagement sont possibles.

 

« Depuis quand peut-on envisager de « valoriser » des déchets de chantier dans un site classé ? » Magdaleyna Labbé

 

Malgré ces contre-exemples, la mairie continue à creuser son sillon. En 2018, elle signe un contrat de maîtrise d’œuvre avec la société d’aménagement Egis. Début 2019, François de Rugy, ministre de la Transition écologique et solidaire, délivre à la commune une autorisation spéciale de travaux. Tout s’accélère. En octobre 2020, le tribunal administratif de Cergy-Pontoise annule cette autorisation, mais en juillet 2021, ce jugement est cassé sur appel de la mairie. Les associations se pourvoient en cassation, mais celle-ci est rendue caduque du fait que, selon la formulation de la mairie :« Mi-avril, le Conseil d’État a rejeté le pourvoi en cassation (…) confirmant la légalité de l’autorisation ministérielle et clôturant les voies de recours ». Une formulation des plus approximative, puisque, selon ce que m’a fait remarquer Olga Bosse, autre opposante historique : « Le recours en Conseil d’État a simplement été rejeté, ce qui vaut approbation pour la mairie. La mairie affirme que la justice a tranché, mais jamais les tribunaux n’ont comparé les différentes méthodes de mise en sécurité, ni diligenté un contre expertise de l’étude INERIS ».

En mars 2022, le journal municipal nous apprends dans sa rubrique « Carte des Investissements de l’année » le début des travaux. Nous ne pouvons connaître son état d’avancement, car l’entrée du site est bien entendu interdite au public. Quand je m’y suis rendu en compagnie de François de Vergnette, nous avons pu constater que le secteur était en bonne voie de viabilisation, afin d’y permettre la circulation des camions et la pénétration des engins de chantier.

Enfin, si comblement il doit y avoir, avec quels matériaux combler ? Quelque soit la réponse apportée, déblais de grands chantiers situés en Île-de-France, issus ou non des travaux de creusement du réseau ferré Grand Paris Express, l’important reste de répondre à la question que pose inlassablement Magdaleyna Labbé : « Depuis quand peut-on envisager de « valoriser » des déchets de chantier dans un site classé ? »

La lumière au bout de la galerie

La mairie persiste et signe : « aucun projet immobilier ne sera autorisé sur la carrière ». Sur la carrière certes, où c’est la création d’un parc urbain qui est prévue, mais tout autour ? L’urbanisation du quartier a déjà été engagée à l’ouest du site par la construction d’immeubles en périphérie de la zone. Et surtout, un aménagement via l’appel à projet Inventons la Métropole du Grand Paris (troisième volet) prévoyant la construction de 28.000 m2 de bâtiments dans la partie nord de la zone5. Résultats de l’appel en janvier 2023. Alors que les précédents projets d’urbanisation ont tous été contestés et abandonnés, serait-ce bon signe concernant celui-ci ? On peut l’espérer, mais il a l’avantage de se prévaloir du label Grand Paris, ce qui lui donne une plus forte légitimité.

Jusqu’à présent, les opposants au projet, à côté d’une mobilisation locale soutenue, ont surtout fait jouer des leviers institutionnels, tels qu’un possible renforcement des contraintes de classement du site par le biais d’une intervention du ministère de la culture, une démarche qui bloquerait le chantier le temps de l’examen de ce recours. Ou encore une démarche devant la Commission européenne. Ils comptent aussi sur le soutien de quelques personnalités, dont l’architecte Étienne Tricaud d’Arep, l’agence d’architecture la plus importante de France, qui a signé une pétition qu’il ont fait circuler, puis Stéphane Bern et Corinne Lepage qui se disent préoccupés par le projet de la mairie. Mais cela ne saurait suffire. La nécessité de faire connaître la lutte au-delà de Meudon et l’intérêt de se rapprocher des autres mobilisations en cours en Île-de-France, telle celles de Gonesse ou de Saclay, sont bien entendu dans toutes les têtes, et des contacts sont d’ors et déjà assurés. Il s’agit maintenant d’élargir la mobilisation, de diversifier les formes d’action.

Ce n’est pas seulement la carrière Arnaudet qu’il s’agit de sauver, mais bien l’ensemble de la colline. En sous-sol, un puits de fraîcheur privilégié, avec une température constante de 10 degrés tout au long de l’année, ce qui n’est pas à négliger face aux épisode de chaleur intense que nous connaîtrons de plus en plus. En surface, du fait de son abandon pendant des années, ce site a développé une véritable richesse écologique : une réserve de biodiversité sans pareille dans un milieu urbain parmi les plus dense d’Europe. Pour faciliter l’accès au chantier, deux parcelles de végétation ont été récemment rasées et bétonnées, et si l’appel à projet du Grand Paris se concrétise, d’autres connaîtrons le même sort. Selon Olga Bosse « On ne peut pas reculer devant le terme d’écocide pour caractériser ce projet ». C’est sans doute à cette hauteur de vue qu’il faudrait maintenant se placer.

Alain Dordé, journaliste pour Le Chiffon

Photo de Une : Carrière de Meudon. Photo de Magdaleyna Labbé.

Photo 1 : Vue d’une galerie. Photo de Magdaleyna Labbé

Illustration 2 : Sophie Bravo de la Peña.

  1. Dossier de presse « La carrière Arnaudet », meudon.fr, 2022.
  2. Brève histoire de la « colline Rodin » à Meudon, association arsite.info, 2022.
  3. « Patrimoine – Carrières Rodin », association vivre-ameudon.org, 2019.
  4. « Etude de stabilité par modélisation numérique de la carrière souterraine classée Arnaudet », INERIS, 2017.
  5. « Colline Rodin Meudon », Métropole du Grand Paris, inventonslametropoledugrandparis3.fr, 2022

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