L'art du flop

Petites et grosses combines autour d’un centre de supercalculateurs dans l’Essonne

[Enquête publiée dans Le Chiffon n°17 de l’été 2025]

Dans le parc du château de Bruyères-le-Châtel se construit le centre Eclairion qui hébergera des supercalculateurs, machines de calcul indispensables à l’entraînement de l’IA. Poussé par le Commissariat à l’énergie atomique (CEA), l’infrastructure s’est installée au vu et au su des pouvoirs locaux, qui n’ont pas levé le petit doigt. Pourtant, les raisons de contester un tel projet ne manquaient pas. Le Chiffon a enquêté.

Nous sommes le long de la départementale 116. Derrière nous : Bruyères-le-Châtel, commune de 3 800 habitants située à 20 kilomètres à l’ouest d’Évry, au sud du plateau de Saclay. Sur notre gauche, un mur de 2,5 mètres de haut. Derrière, des poids lourds à la pelle et des hommes, gilets orange sur les épaules, s’activent au milieu d’un immense chantier. « Eclairion » lit-on sur le mur. C’est le nom du centre. À côté, le slogan du pôle promet un avenir numérique heureux : « Calculer plus vite pour un monde meilleur. »

Également sur place à l’initiative du CEA : l’association Teratec, créée en 2005, qui compte 80 membres. Une technopole qui regroupe des industriels (Michelin, EDF, Dassault, Thalès, TotalEnergies…), des entreprises technologiques (IBM, Amazon Web Services [AWS], Pasqal…), des instituts de recherche et d’enseignement (Grand équipement national de calcul intensif [Genci], CNRS, Polytechnique, Mines Paris – PSL…), et des collectivités (Cœur d’Essonne Agglomération, mairie de Bruyères-le-Châtel…). Derrière se construit le premier centre européen d’hébergement de supercalculateurs « en colocation ». Entrée en service prévue à l’automne 2025.

Capture d’écran de la modélisation du pôle, publiée sur le site d’Eclairion.

Plus concrètement, Eclairion louera aux entreprises des espaces « sécurisés et souverains » pour qu’elles effectuent leurs supercalculs. De quoi répondre « aux besoins des 200 premiers groupes européens […] pour leur activité de recherche et d’innovation ».

Le permis de construire d’Eclairion présente un premier point confus, puisqu’il mentionne la création d’un « data center ». Or, les data centers étaient jusqu’ici des espaces de stockage, où l’on accumulait les données informatiques sur des serveurs. De leur côté les supercalculateurs sont d’immenses machines à effectuer des calculs pour résoudre des équations, à des fins extrêmement variées.

Il y a une différence de nature entre un simple entrepôt et un centre de recherche-développement informatique. Avec un supercalculateur, le géant français de l’armement Thalès peut évaluer par simulation les trajectoires d’un missile ou les possibilités de détection d’un radar, avant même qu’il ne soit produit. De son côté, Dassault System peut tester un avion, une voiture, un bâtiment sans besoin de prototype, ou simuler la résistance et l’aérodynamisme de matériaux.

Bruyères-le-Châtel,
énième « Silicon Valley
» française

Bruyères-le-Châtel est familier des recherches de ce type. La ville, située à une trentaine de kilomètres du plateau de Saclay, héberge la Direction des applications militaires du CEA depuis 1995. C’est ici qu’a été fabriquée le cœur de la première bombe atomique française pendant les années 1950.

En 2003, le Centre de calcul recherche et technologie (CCRT) s’y installe. Depuis, le CEA y conçoit les armes nucléaires françaises via le programme Simulation (lire encadré). En 2010, le premier supercalculateur de capacité « pétaflopique » (encadré), baptisé Tera 100, est installé dans la commune, pour un usage strictement militaire.

Eclairion vient répondre aux frustrations d’acteurs moins liés à la Défense. « Les directeurs du CEA et de Teratec m’ont expliqué qu’il leur manquait un « Big data center » civil [sic] pour les entreprises de Teratec qui n’avaient pas le droit d’utiliser les machines militaires du CEA. C’était autour de 2016 », se rappelle Michel Carmona, historien, aménageur et urbaniste1, qui prend alors en charge la mise sur pied du projet.

Son vaste carnet d’adresse lui permet de dégoter un investisseur en la personne de Patrice Cavalier, riche promoteur immobilier, membre du classement Challenges des 500 plus grandes fortunes de France. « Bruyères-le-Châtel est devenu la Silicon Valley de l’HPC [High Performance Computing] français !2 », s’enflamme François Sabatino, président d’Eclairion.

Désamorcer l’administration

 

Un projet originellement estimé à 240 millions d’euros (contre 300 millions aujourd’hui3), qui n’aurait pas pu se lancer sans Patrice Cavalier4 et le soutien du CEA. « Si des emmerdements administratifs bloquaient le projet, le CEA alertait le ministère de la défense pour dire que c’était un sujet d’intérêt national », alors les difficultés s’évaporaient rapidement, raconte au Chiffon Michel Carmona.

Car le projet Eclairion a connu quelques turpides de ce côté. Chaque construction d’infrastructures de ce type est soumise à la règlementation des Installation classée pour la protection de l’environnement (ICPE). Problème, le Plan local d’urbanisme (PLU)5 prévoit que les quatre hectares de zone naturelle en jeu doivent être préservés de la construction. Ni une, ni deux, le PLU est révisé en conseil municipal, en 2018, reclassant la zone naturelle en question comme constructible.

Dans ce dernier, il est prévu que le pôle de calcul serve localement. « Quand nous avons dit que nous allions bâtir un « Big data center » et non plus un “data center”, le ministère de l’équipement nous répond que cela ne rendrait plus service à la population locale. La direction de Teratec rédige alors une lettre pour expliquer qu’ils sont à l’origine de ce projet, qu’ils en ont besoin pour leur développement », précise Michel Carmona.

Une pirouette qui permet de donner un vernis local à un site dont la moitié de la puissance de calcul revient pourtant à la « pépite » tricolore de l’IA générative, Mistral. Le reste étant destiné à des groupes comme Safran, Thalès, Dassault System, Valéo, Air France ou Renault, membres de Teratec, mais qui ont peu à voir avec l’économie locale.

Autre souci : « Le préfet de région [Michel Cadot] nous embêtait à cause de la bétonisation et des dommages sur la forêt », explique Michel Carmona. Quelqu’un d’important de l’Élysée téléphone alors au préfet de région », poursuit-il et lui aurait intimé d’agréer le projet car étant d’intérêt national. « Après la réunion de la commission d’agrément, j’appelle le responsable de la cellule immobilière de la préfecture d’Île-de-France ». Ce dernier l’informe : « La majorité était contre votre projet, mais le préfet de région nous a fait savoir qu’il fallait que ce projet se fasse. »

Michel Carmona s’attache aussi le soutien du secrétaire général de la préfecture de l’Essonne, Benoît Kaplan, qui, auprès des inspecteurs de l’environnement 6, aurait fait son possible pour qu’une étude cas par cas soit menée plutôt qu’une étude d’impact environnemental. Des études au cas par cas qui sont moins non seulement moins approfondies et fiables mais plus rapides que les études d’impact. Des contorsions qui aboutissent à l’enregistrement ICPE du dossier, en avril 2020.

 

De l’eau et de l’électricité pour le supermoulin

Eclairion s’étale sur près de 40 000m², dont un quart fait tampon avec la forêt de la Roche Turpin, collée au parc du château. Le centre se divise, lui, en quatre espaces de 2 500m², dont deux reviendront à Mistral AI.

Pour le moment, la puissance électrique d’Eclairion s’élève à 60 Mégawatt (MW), l’équivalent de la consommation électrique annuelle des 260 000 habitants de la ville de Bordeaux. Deux tiers sont destinés à l’alimentation des supercalculateurs. Le reste servant en partie aux 24 « groupes froids » rafraîchissant les machines. Au total, une « armoire » de supercalculateurs consommerait cinq fois plus qu’un serveur classique de centre de données7.

Présenté comme « sobre », le centre n’en puisera pas moins quotidiennement 90 m³ d’eau dans le réseau public, afin de compenser les pertes du réseau de refroidissement, dues à l’évaporation. Certains jours, l’infrastructure pourrait pomper jusqu’à 423 m³, soit pratiquement autant que tous les habitants de Bruyères-le-Châtel.

Pour prévenir de potentiels problèmes d’approvisionnement électrique (ex : panne du réseau, incendie), neuf groupes électrogènes d’une puissance totale de 49,5 MW sont présents sur le site, ainsi que neufs cuves de fioul (de 40 m³) enterrées. Nécessitant d’être testés tous les mois, les groupes électrogènes rejettent nombre de polluants dans l’atmosphère (oxydes d’azote, monoxyde de carbone, dioxyde de soufre…). Des émissions dont les conséquences sur la santé et l’environnement ne sont pas précisément connues8.

Le choix du bâillon

 

Et l’accueil du projet par les locaux, alors ? Thierry Rouyer, qui est Maire de Bruyères depuis 2003, a toujours travaillé main dans la main avec le CEA. « En 2003, quand Daniel Verwaerde [alors directeur du programme Simulation] m’a dit qu’il voulait faire un pôle de simulation numérique, j’ai tout de suite été convaincu que c’était l’avenir. Je le suis encore aujourd’hui, raconte cet ancien ingénieur passé chez Sanofi. Pour Eclairion,il n’y a pas eu d’opposition. Tout le monde était unanime. »

Effectivement, aucune association locale n’a bronché. Bruyères-le-Châtel Ensemble, principal groupe d’opposition municipale, se montre d’abord critique. Lors du conseil municipal de décembre 2018, les élus du groupe pointent du doigt « les méfaits environnementaux », causés par une « consommation excessive en eau et en électricité » ainsi que « l’enfouissement de plusieurs cuves de fioul ». Mais ces réserves font long feu.

Capture d’écran tirée d’une vidéo du site web du fabricant.

De fait, Bruyères-le-Châtel Ensemble, et son président Richard Leglaive, n’ont pas souhaité répondre à nos questions sur la construction d’Eclairion. Un proche du groupe nous confie cependant que ce silence s’explique par une impuissance manifeste. « Il faut être intelligent, commente cette personne, on ne peut pas être de toutes les batailles. Les supercalculateurs sont liés au CEA. Le CEA c’est l’État. En plus, l’antenne est spécifique : c’est le centre de toutes les activités liées au nucléaire. On est entre le militaire et l’État, donc on ne dit rien . »

En pleine dissonance, notre source appuie même l’intérêt national d’un tel projet : « Si on ne fait pas du numérique en France et en Europe, on est morts. C’est le pétrole de demain. Là, c’est tombé sur nous, et c’est tout. »

Dans les rues de Bruyères-le-Châtel, tout le monde semble au courant qu’un « data center » sort de terre, mais ça s’arrête là. « Je me lève, je bosse et c’est déjà bien », résume ainsi Mehdi, rencontré dans un café. « Je crois qu’ils construisent un data center, oui, répond encore un commerçant. Si vous avez des questions, allez sur place, moi je sais rien de plus ». De fait, le bâtiment pousse dans le parc du château, à l’écart du centre de la commune, et à l’abri des regards.

Eve Desjardins, encartée chez EELV, milite depuis plusieurs années contre un data center à Wissous, dont l’extension se poursuit à une vingtaine de kilomètres de Bruyères. Elle distribue des tracts et tente de sensibiliser aux questions écologiques liées aux infrastructures numériques. Seulement, elle déplore un désintérêt massif : « Les gens sont interpelés par une actualité lourde, et c’est normal, commente-t-elle. Les retraites, la menace d’une guerre aux frontières de l’Europe, Gaza. Ils ne comprennent pas le danger que ces nouveaux bâtiments représentent pour eux ». D’autant qu’une lourde communication présente ces infrastructures comme incontournables, dans le cadre de la supposée « transition écologique », et de la « décarbonation » de l’économie.

Pour justifier Eclairion, Thierry Rouyer souligne même les avancées médicales espérées : « Quand j’étais chercheur, je travaillais sur la maladie d’Alzheimer. Avec ce genre de machines, les connaissances et les progrès sur cette maladie vont être énormes [détection précoce ou meilleur suivi de la progression de la maladie] », clame-t-il.

Autant d’arguments d’autorité selon le journaliste Guillaume Pitron, auteur du livre L’enfer numérique : Voyage au bout d’un like : « À partir du moment où vous dites “vie humaine” et “environnement”, comment est-ce qu’on peut s’opposer à cela ? Il faudrait être complètement sans cœur pour dire “non, je ne veux pas de numérique !9 ». Il serait pourtant indispensable d’analyser les questions de santé et de dérèglement climatique avec d’autres lunettes que celle que la puissance de calcul est censée offrir.

Bienvenue en acéphalie

En novembre 2024, la Région, emmenée par la majorité LR, vote un soutien de trois millions d’euros pour Eclairion. Le rapport de la commission régionale avance l’argument de la souveraineté française et européenne pour justifier son soutien à des infrastructures d’entrainement de l’IA « indépendantes de celles développées par les GAFAM. » Cocorico. La Région a même l’audace d’en appeler à son plan « Impact 2028 » dont l’une des ambitions est « l’adaptation du territoire francilien et ses entreprises au changement climatique. »

Côté politiciens « écologistes », alors qu’on aurait aimé pouvoir s’attendre à un réflexion critique, la conversion à l’IA est également consommée. Conseiller régional au pôle Écologiste, François Damerval – s’il aurait préféré qu’Eclairion soit localisé ailleurs pour éviter une « concentration de moyens qui creuse les inégalités » – considère ce genre de structure indispensable à la souveraineté numérique française : « Je n’ai jamais considéré qu’il y avait une bonne ou une mauvaise recherche, tant qu’un data center paie ses coûts environnementaux. Eclairion n’est pas un problème en soit. »

Lors de la commission permanente de novembre 2024, le pôle Ecologiste s’abstient de s’exprimer : « On a 23 minutes de parole sur quatre heures de commission. On ne peut pas intervenir sur tout, donc on choisit nos sujets », se justifie-t-il pour éluder la critique de l’infrastructure nécessaire à l’essor de l’IA, pourtant particulièrement énergivore.

 

IA dégénérative

 

Il faut dire qu’Eclairion s’inscrit pleinement dans l’« IA mania » d’État. Dans le plan d’investissement France 2030, une enveloppe de 2,5 milliards d’euros est consacrée à financer la « stratégie nationale pour l’IA ». Objectif : renforcer les infrastructures de calcul, favoriser l’usage et la diffusion de l’IA, attirer et former ses « talents ».

Lors du sommet de l’IA en février 2025, Emmanuel Macron annonce 109 milliards d’euros d’investissements privés pour développer l’IA. Une débauche de moyen qui cherche à se justifier par la compétition imposée par le développement éclair et boulimique de la Chine et des États-Unis dans le domaine.

En ce sens, l’Assemblée nationale commence l’examen en avril 2025 d’une énième loi de « simplification » qui vise à accélérer l’installation de data center dans le pays. En conférant un label « projet d’intérêt général » à certains projets, l’État, par le préfet de département, pourrait réécrire les plans locaux d’urbanisme en lieu et place des communes, déroger à des règlementations environnementales et alléger des procédures de consultation. En bref, éviter les contestations et accélérer les constructions 10.

Pourtant le cas de l’Irlande devrait nous interpeler. Car, dans ce pays, qui a déroulé le tapis rouge aux géants du numérique, les data centers devraient bientôt représenter 30 % de la consommation électrique nationale11. Un gouffre énergétique qui met le réseau du pays en tension. Et cette situation pourrait être la nôtre à l’avenir, à moins qu’une opposition massive ne se forme pour résister à la numérisation-éclair.

Baptiste Perrin, journaliste pour Le Chiffon
Illustration et dessin : Zeu Hi, Vito.

 

  1. Ancien proche de Paul Delouvrier, lieutenant de la planification urbaine gaulliste
  2. Calcul de haute performance. « L’Essonne est au cœur du Calcul Haute Performance avec Eclairion », Interview sur le site web du département de l’Essonne, 17 février 2025.
  3. Rapport pour la commission permanente du conseil régional, novembre 2024.
  4. Le premier investissement de Patrice Cavalier (entre dix et douze millions) a permis d’acheter le terrain et lancer les travaux. Le groupe australien Macquarie Group fait également partie des investisseurs initiaux. Rapidement, des fonds d’investissement tels Tikehau (160 millions d’euros) ou Omnes Capital (20 millions d’euros) et des investisseurs publiques comme la Région (trois millions d’euros) ou la Caisse des dépôts soutiennent Eclairion.
  5. Si le PLU n’est pas respecté, l’agrément ICPE ne peut pas être délivré.
  6. La Direction régionale et interdépartementale de l’Environnement (DRIEE) peut juger qu’il existe des risques significatifs pour l’environnement et solliciter l’Autorité environnementale qui décide d’une étude d’impact ou non.
  7. « L’explosion de la demande d’électricité liée à l’IA a déjà des conséquences locales », Alexandre Piquard, Le Monde, 8 février 2024.
  8. « Cuves de fioul et groupes électrogènes : la pollution cachée des data centers », Violaine Colmet Daâge et Mathieu Génon, Reporterre, 12 avril 2025. Il n’existe pas de données publiques estimant la quantité de gaz à effet de serre qui serait émise par Eclairion.
  9. Entretien pour la librairie Mollat du 20 mai 2022, disponible en ligne.
  10. « Loi “simplification” : stop au boom des data centers ! » La Quadrature du Net, 9 avril 2025.
  11. Rapport de l’Agence internationale de l’Énergie publiée en janvier 2024

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