Résistance à la gestion

Contre la vie normée des résidences sociales, des foyers montreuillois résistent

[Reportage publié dans le dossier « Habiter les marges »
du Chiffon n°17 de l’été 2025]

Depuis 30 ans, l’appareil d’État français entreprend d’en finir avec les « foyers de travailleurs migrants » pour les remplacer par des « résidences sociales ». Les habitants doivent quitter des foyers insalubres mais vibrant de vie communautaire, pour se disperser dans des résidences mises aux normes et pensées pour limiter le commun. Si l’État et les gestionnaires parlent confort, finance et rationalisation, une volonté politique d’« intégration » et de contrôle se dessinent en creux. Face à cela, des habitants de foyers luttent pour reconquérir de l’autonomie.

« Quand je suis arrivé à [l’aéroport] Charles-de-Gaulle, j’ai demandé au taxi de m’emmener directement au foyer Branly » raconte Toumany, derrière les piles de papiers du Comité des résidents du foyer Branly de Montreuil, au fond de couloirs souterrains délabrés. « Nos arrière-grand-pères étaient au foyer, nos grand-pères étaient au foyer, nos pères étaient au foyer, et maintenant c’est nous. Adoma a voulu commencer les travaux par la force, même si on n’avait pas fini les négociations. Alors on a mis en place un blocage pendant neuf mois ».

Dans les années 1950, l’État crée la société Sonacotra pour bâtir des hébergements sommaires destinés à loger temporairement les travailleurs étrangers, surtout algériens à l’époque. En réalité, ils vont y rester toute leur vie et se succéder de génération en génération. Si la Sonacotra est rebaptisée Adoma en 2006, le fond reste le même. « La chambre 336, ça fait six mois qu’elle est inondé. Il y a des fuites partout, des coupures d’électricité : Adoma ne fait rien », se plaint Toumany.

Cuisine collective, forgerons, tailleurs…

Mais les habitants, souvent issus des mêmes communautés au sein d’un foyer, y recréent des formes de solidarité et de communauté, mettant à profit les nombreux espaces collectifs. Au foyer Branly, la plupart des résidents ont grandi dans la vallée du fleuve Sénégal, à cheval entre le Mali, la Guinée, la Mauritanie et le Sénégal. À l’entrée, des vendeurs déploient des stands qui proposent cacahuètes, bananes plantain ou bissap. À l’intérieur, Toumany liste « une salle de prière, une salle de cérémonie, un bar-cafétéria, une cuisine africaine… ».

La cuisine collective, où des femmes sont payées pour cuisiner, joue un rôle important dans les foyers de travailleurs ouest-africains. Djibril, un autre des délégués élus par les habitants du foyer Branly, rejoint Toumany dans le bureau. S’il lui laisse la préséance, il complète longuement ses propos, de peur qu’on ne comprenne pas le français hésitant de son aîné. Djibril précise : « C’est une cuisine solidaire qui aide aussi les personnes âgées. 2,50€, la cuisse de poulet assaisonnée avec oignons et légumes, au niveau de la santé, il n’y a pas mieux ! Ici, c’est 700 à 1 000 plats par jour qui sont servis, dont 300 ou 400 personnes extérieures qui viennent manger ». Mais Adoma veut supprimer la cantine collective : « Nous on veut garder une cantine solidaire au foyer et solidaire à la ville ».

Pourtant, la vie qu’on observe aujourd’hui au foyer Branly n’est qu’un aperçu de ce qui a pu exister. À la mairie de Montreuil, tenue par le Parti communiste, Halima Menhoudj est l’adjointe déléguée aux « populations migrantes ». Sur la question des foyers, qui logent plus de 5 % des habitants de la ville, la mairie joue l’arbitre entre résidents et gestionnaire de l’État. L’adjointe rappelle que « toutes les activités informelles qui se pratiquaient dans les foyers ont été amenées à disparaître à la demande d’abord du gestionnaire, puis du préfet : les forgerons, les tailleurs, les artisans… Beaucoup d’activités créatrices de lien social. Vouloir rayer de la carte les cantines, c’étaient le bouquet final de toutes les décisions déjà prises bien en amont ».

Un plan de destruction massive

En 1996, sous le gouvernement Juppé, le rapport Cuq sur les foyers, écrit au vitriol, donne le coup d’envoi du « Plan de traitement des foyers de travailleurs migrants » : un plan national qui vise à détruire les 700 foyers existants, situés en Île-de-France, dans les zones minières du Nord, dans les zones industrielles de l’Est, ou encore à Marseille, et à reloger les habitants dans des « résidences sociales » standard. En 30 ans, les trois-quarts des foyers ont été détruits, pour un coût de 2,5 milliards d’euros. Les gestionnaires et l’État mettent en avant une amélioration considérable des conditions de vie et une mise aux normes des bâtiments.

C’est ce qui attend le foyer Branly incessamment, Adoma et la mairie de Montreuil faisant valoir leur « lutte contre l’habitat insalubre et indigne ». Sauf que, comme l’expliquent Toumany et Djibril, Adoma compte bien en profiter pour supprimer la plupart des espaces collectifs. L’autre enjeu c’est le sort des « surnuméraires ». Dans le vocabulaire des gestionnaires, ce sont les résidents qui n’ont pas de contrat, et parfois, pas de papiers. « Il y a 195 contrats mais au dernier recensement on a compté 430 habitants. Les personnes sans contrat vont se retrouver à la rue », s’inquiète Toumany.

Le règne du standard ?

Pour les gestionnaires de foyers, la question financière est cruciale dans la construction des nouvelles résidences sociales. Ces sociétés, qui n’ont pas d’actionnaires privés faute de rentabilité, sont soumises aux contraintes budgétaires de l’État. Claude Reznik, adjoint de Montreuil aux « populations migrants », entre 2008 et 2017, y a été confronté lors des négociations pour la construction de nouvelles résidences : « Si nous demandions des espaces communs, ils répondaient que c’était tant de piaules en moins, sauf si nous prenions à notre charge un local gratuitement ».

Sa successeure, Halima Menhoudj, insiste sur les difficultés financières : « La nouvelle résidence sociale ADEF [un autre gestionnaire] a investi 400 000€ pour avoir une cantine. Or, l’État a demandé aux gestionnaires de faire des économies budgétaires : alors, ils ont sabré des postes de travailleurs sociaux qui interviennent dans le foyer»

Néanmoins, les gestionnaires sont souvent à la manœuvre pour se simplifier la vie. « Les gestionnaires ont rédigé le programme architectural [des résidences sociales] qui a servi de base à la circulaire de 2006 [qui précise la mise en œuvre du Plan de traitement] » explique Laura Guérin, sociologue qui a travaillé sur la transformation des foyers de travailleurs migrants. Un document qui permet de réduire la place des espaces communs. Par exemple, selon Halima Menhoudj, « Les gestionnaires ne veulent plus des cantines. Ils masquent cela sous couvert de gestion administrative en affirmant faire du logement, non pas de la restauration. Les gestionnaires ne veulent avoir que du locataire à gérer. » Toumany, délégué du foyer Branly, précise : « Adoma dit que la cuisine est informelle, les vendeurs à la sauvette aussi. Et qu’il faut arrêter parce ce n’est pas déclaré à l’URSSAF. »

Selon Laura Guérin, la mutation vers des résidences sociales s’inscrit dans une « politique de normalisation du logement plus vaste. Il y a des orientations politiques du logement vers plus d’individuel partout, que ce soit dans les prisons ou les centres d’hébergement d’urgence… L’individuel c’est devenu le symbole de la dignité du logement. »

Une question de volonté politique

Derrière ces motifs financier ou gestionnaire se trouvent aussi des projets politiques. En témoigne le racisme du rapport Cuq de 1996, qui présentent les foyers comme des « zones de non-droit où se reconstituent les villages communautaires africains », qu’il s’agirait de disperser.

Alors, pour contrôler ces hypothétiques « zones de non-droit », un droit au logement dérogatoire a été mis en place : « Même si je paie le loyer, témoigne Toumany, je ne peux pas choisir qui dort dans ma chambre. Ton propre fils, pour qu’il dorme avec toi, il faut le déclarer au bureau d’Adoma et payer 2 euros par jour ». Djibril poursuit : « C’est interdit de faire une copie de sa clé, le gérant peut avoir accès à tout moment à notre chambre : on n’a pas le droit à notre intimité ». Régime dérogatoire qui permet aussi des expulsions grandement facilitées. Fait notable, la Commission interministérielle pour le logement des populations immigrées, qui chapeaute le Plan de traitement des foyers, dépend hiérarchiquement du ministère de l’Intérieur, et non du ministère du Logement.

Les habitants des foyers sont progressivement dispersés dans de plus petites unités, où est imposée une mixité sociale, d’origine et de genre. Eux revendiquent d’être relogé ensemble, dans la même ville, et dénoncent un modèle d’« intégration forcée ».

Face aux contraintes de l’État et des gestionnaires, les mairies, quand elles ne s’opposent pas frontalement aux habitants des foyers, justifient souvent leur rôle de figuration par leur absence de pouvoir de décision. Pourtant, des exemples de volontarisme politique montrent qu’il est possible d’y faire face. En 2018, face à l’insalubrité du foyer Bara, le maire de Montreuil, Patrice Bessac, prend un arrêté pour évacuer les habitants et réquisitionne des bureaux vides pour les reloger, au grand dam de la préfecture.

En témoigne également l’histoire du foyer du Nouveau Centenaire, toujours à Montreuil. Pendant 30 ans, un collectif d’une centaine de Soninké sont brinquebalés de foyers en préfabriqués, de préfabriqués en squat. Le collectif ne cesse de lutter, refuse son éparpillement, se rend aux Conseils de quartier de la ville, jusqu’à ce que, à l’occasion d’un changement de municipalité en 2008, la maire écologiste nouvellement élue accepte la construction d’un foyer pour le collectif, qui pourra décider de l’architecture et de la disposition des lieux. Une expérience unique en France.

Une lutte du sol au plafond

On rencontre Yelly dans le bar-cafétéria du foyer du Nouveau Centenaire, à deux pas de la mairie de Montreuil. Fin bouc gris dessiné, boubou et lunettes d’intellectuel, il est en train de passer un appel pour commander des panneaux solaires au pays. Il nous présente à tous les habitants qui discutent, cafés en main. S’il précise toujours que la lutte était collective, il a joué un rôle moteur dans les relation entre le collectif, la mairie, le gestionnaire « Pour Loger », qui avait accepté de tenter l’expérience, et les cabinets d’architectes. Jusqu’à l’emménagement en 2015, ils ont dû batailler à chaque réunion, car tous les aspects du foyer qui sortent des habitudes des gestionnaires ont fait l’objet d’âpres négociations architecturales, financières et légales.

Il raconte : « On a participé à tout, à tout. On a visité les autres foyers pour voir les défauts à éviter. Félix-Faure, à Aubervilliers : il y a avait de la pourriture dans les plafonds parce qu’il manquait d’air. Donc, on a voulu un plafond bien haut. Depuis 1975, je travaille dans le ménage, je vois la hauteur à quoi ça sert. J’ai travaillé à Matignon, dans les ministères… Dans les anciens bâtiments, est-ce qu’on voit de la pourriture sur les hauteurs ? Jamais ! À Aubervilliers aussi, le foyer des Fillettes : le voisin, il entend tout. Tu tousses, l’autre, il entend. Alors on a corrigé les murs de séparation. Ici tu rentres dans ta chambre, tout est isolé. Moi, j’étais menuisier métallique au Mali, ça aide. Dans un autre foyer, le sol en nylon était tout brûlé. Regarde le sol ici : le nettoyage du carrelage, c’est pas pareil. Je peux te le dire, j’étais dans le domaine. »

Yelly nous montre le vaste restaurant du foyer, qui a fait faillite récemment, le bureau de leur association, la salle de réunion et l’espace réservé pour les anciens, qu’ils ont réussi à imposer lors de la conception, à rebours de la tendance générale. Il nous explique la répartition entre les différents cantons du Mali et de Mauritanie des habitants des bâtiments. Aux étages, il nous montre les larges couloirs, les appartements de quatre ou cinq chambres avec salon, canapés, télévision et espace douches commun. Lui a préféré habiter dans un studio. Il nous invite à manger.

« Le jour je ne serai plus là, c’est ma famille qui choisira qui me remplacera et non l’administration, comme négocié dans l’accord avec la mairie et le gestionnaire », explique-t-il. « L’adjoint nous a dit ‘pour la loi c’est mauvais’. Mais on a mené 40 ans de lutte ! Qui était avec nous tout ce temps ? On a inventé un type de logement. À l’origine, c’était pour nous. Mais quand on aura disparu, on veut que d’autres familles puissent venir vivre ici : la salle de prière pourrait tout à fait devenir une salle polyvalente. »

À treize heures, l’appel de l’imam retentit dans le grand hall du foyer. Il s’excuse pour aller rejoindre les dizaines de personnes qui affluent et retirent leurs sandales devant la salle de prière. Il nous glisse : « Tu nous envoies l’article, et on corrigera tous ensemble ! »

Noé Sotto, journaliste pour Le Chiffon

Photographies : Leti Lesuardi.

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