Je m'voyais déjà

Le spectacle vivant, pour une poignée de milliardaires

[Enquête publiée dans le dossier du Chiffon n°19,
« Spectacle : toujours vivant ?», de l’hiver 2025]

Qu’il s’agisse de théâtre ou de musique, le « spectacle vivant » n’échappe pas au capitalisme financier. Dans toute la France, Paris en tête, le secteur est soumis à un phénomène de concentration aux mains de grands groupes, qui aspirent au passage quelques crédits publics. De la production de spectacles à la gestion de salles en passant par la billetterie, rien ne leur échappe. Avec des conséquences préoccupantes pour les salles indépendantes et la diversité culturelle.

Donnez-vous régulièrement de l’argent à un milliardaire ? Si vous passez du temps dans les théâtres
ou les salles de concert parisiennes, il y a de grandes chances que ce soit le cas. Année après année, les gros groupes sont de plus en plus présents sur le marché du « spectacle vivant ». Dans un mouvement de double concentration horizontale (accumulation de plusieurs entreprises de même nature) et verticale (acquisition d’entités à tous les niveaux de la chaîne de production-diffusion), ces mastodontes contrôlent une part de plus en plus large du secteur.

Face à ce mouvement, l’Île-de-France est en première ligne : la région-capitale concentre à elle seule « 47 % de l’offre de spectacles et 58 % de l’offre déclarée par des sociétés commerciales 1 ». Pour les gros investisseurs, elle constitue souvent une plateforme de lancement, et une vitrine par le biais de ses salles prestigieuses : Olympia, salle Pleyel, Seine musicale, Bataclan, Accor Arena ou Folies-Bergère, pour ne citer que quelques-unes de leurs propriétés.

Sur le marché du live, on a d’abord vu l’arrivée des géants de l’industrie musicale, qui cherchaient un relais de croissance pour compenser la crise du disque. Puis, au début des années 2010, « on a assisté à un phénomène de concentration verticale, c’est-à-dire visant à contrôler l’ensemble de la chaîne de valeur », explique au Chiffon Denis Declerck, délégué général du syndicat La Scène indépendante (ex-SNES, Syndicat national des entrepreneurs de spectacle). Un mouvement qui coïncide avec l’entrée en scène d’un certain Marc Ladreit de Lacharrière.

Lacharrière, le « pionnier »

Le milliardaire, fondateur du groupe Fimalac (pour « Financière Marc Ladreit de Lacharrière »), est l’un des exemples les plus représentatifs de ce phénomène de concentration. Connu pour être le plus important propriétaire de théâtres à Paris (salle Pleyel, Théâtre de Paris, Théâtre Marigny, Théâtre de la Porte Saint-Martin, Théâtre de la Madeleine, Théâtre de la Michodière et Théâtre des Bouffes- Parisiens), il s’est en fait constitué un véritable empire du « spectacle vivant », sous le nom de Fimalac Entertainment, bien au-delà de la capitale.

Rejeton de l’aristocratie, financier passé par l’École nationale d’administration (ENA) et la moitié des entreprises du CAC [Cotation assisté en continu] 40, Lacharrière a fait fortune en investissant dans toutes sortes d’affaires : agence de notation (Fitch), pétrochimie (LB Chimie), études d’opinion (Sofres), numérique (Webedia), médias (la Revue des deux mondes), production TV (Banijay), hôtellerie (hôtels et casinos Barrière), etc.

Misère de l’évergétisme

C’est au tournant des années 2010 qu’il s’intéresse au « spectacle vivant ». Et, en quinze ans, le groupe s’est étendu dans toutes les directions : de la production de spectacles (TS3, Nonstop Productions, Gilbert Coullier Productions) à la billetterie (Wetix, Tick&Live), en passant par le management d’artistes (AS Talents), le merchandising (Offstage) et l’exploitation de salles à Paris et dans toute la France (S-Pass, Fimalac Culture). Ce à quoi on peut ajouter la promotion, via sa filiale numérique Webedia et ses agences de « création de contenus » Webedia Creators, Smile), sa régie publicitaire (Webedia Advertising) et ses médias en ligne (AlloCiné, Purepeople, Pure Charts, Puremédias…).

Mais Lacharrière n’est pas seul dans la course. Très vite, il est suivi par ses comparses aux noms souvent bien connus : des Français, comme Bolloré (Vivendi), Lagardère ou Pigasse, et des internationaux comme l’Allemand Schulenberg (CTS Eventim) ou les Américains Anschutz (AEG) et Malone (Live Nation) – tous deux fervents soutiens de Trump. Régulièrement, certains émergent, puis disparaissent, mais seulement pour laisser la place à d’autres grands investisseurs.

Un développement « tout à fait préoccupant », pour Denis Declerck. C’est même pour cette raison que son organisation, le SNES, s’est rebaptisée en 2022 La Scène indépendante. Le syndicat professionnel cherche à la fois à dénoncer et à lutter contre cette concentration, « en défendant les indépendants, celles et ceux qui veulent maîtriser leurs choix artistiques sans dépendre de fonds souverains ou d’investisseurs de toutes sortes ».

Les tartuffes

Depuis quelques années, le phénomène est aussi cartographié par le Syndicat des musiques actuelles (SMA), qui regroupe des professionnels indépendants (souvent associatifs) du secteur musical. Un travail essentiel, mais qui demande des mises à jour régulières, au vu de la fréquence des mouvements d’actifs entre les gros propriétaires. C’est ce que nous explique la directrice du SMA, Aurélie Hannedouche : « On a actualisé la carte en mai 2025, mais elle est déjà obsolète, il y a pas mal de choses qui ont bougé depuis. »

Il faut dire que le « spectacle vivant » offre de nombreux avantages aux milliardaires. Certains, comme Vincent Bolloré, peuvent y voir un front à investir pour leur croisade culturelle d’extrême droite. Un « Sommet des Libertés », réunissant la fine fleur du suprémacisme français, s’est d’ailleurs tenu au Casino de Paris (contrôlé par Bolloré via le groupe Lagardère) le 24 juin 2025.

Pour voir les effets concrets de l’extrême droite sur le secteur du spectacle, il faut surtout se tourner vers son camarade Pierre-Édouard Stérin, qui finance toutes sortes de spectacles « historiques » réactionnaires. Citons notamment La Dame de pierre, fresque sur Notre-Dame de Paris qui s’est jouée au Palais des Congrès en septembre 2025, avant de partir en tournée dans l’Hexagone.

Ces investissements constituent aussi une belle opération pour redorer son blason. À ce compte-là, Marc Ladreit de Lacharrière fait figure d’exemple : l’homme d’affaires et de réseaux joue à fond de son image de mécène et d’ami des artistes. Son arrivée dans le secteur ? Selon lui, un acte patriotique, pour que le catalogue de Johnny Hallyday ne tombe pas dans les mains des Américains. Ses investissements à tous les échelons ? Il travaille « pour le bien commun », confiait-il au Monde en 2017. « Nous sommes le bras séculier du ministère de la Culture et nous accomplissons ce qu’il n’a pas – ou plus – les moyens de faire2

Mais ses « amitiés » artistiques, avec Jamel Debbouze notamment, cèdent souvent le pas à ses « amitiés » politiques, avec Rachida Dati ou François Fillon. Lacharrière a d’ailleurs été condamné dans l’affaire Pénélope Fillon, pour l’emploi fictif de cette dernière au sein de sa Revue des deux mondes. Un an avant son embauche, le milliardaire était élevé au rang de grand-croix de la Légion d’honneur, sur proposition de… François Fillon. Malgré tout, le milliardaire conserve son crédit public. Partout où il passe, il bénéficie d’une image d’investisseur patriote, amoureux de la culture.

Bizness is bizness

En investissant à toutes les étapes de la chaîne de production, les grands groupes s’assurent à la fois une coordination entre les différents maillons, des économies d’échelle (en mutualisant la billetterie par exemple), et un lissage des risques (si un segment perd de l’argent, le groupe peut se rattraper sur le suivant). Dans cette stratégie, les plateformes et services de billetterie occupent une place centrale. Ticketmaster chez Live Nation, Wetix chez Fimalac, See Tickets chez Vivendi… Pourquoi ? Selon Aurélie Hannedouche : « Les plateformes de billets, c’est l’accès aux données des clients, c’est un peu le nerf de la guerre. »

Une analyse partagée par Denis Declerck, qui y voit une forme de captation du public : « Ils peuvent faire en sorte que les spectateurs qui sont un jour passés par leur guichet obtiennent des informations sur leurs spectacles en priorité. Ce qui limite in fine la possibilité de découvrir d’autres artistes, et présente un risque pour la diversité culturelle. » Dans le cas de Fimalac, ces données peuvent notamment fructifier par le biais de la filiale Webedia, et ses multiples relais numériques (médias, influenceurs, publicités).

Selon Antoine Pecqueur, journaliste spécialisé dans l’économie de la culture, l’une des explications de cette prise de contrôle des grands groupes dans le « spectacle vivant » est le retrait de la puissance publique. « On a un secteur public qui est de plus en plus faible sur la question culturelle, ce qui laisse la place à un privé qui peut être agressif. » Et ce n’est pas en voie d’amélioration : selon le baromètre 2025 de l’Observatoire des politiques culturelles, près de 50 % des collectivités ont diminué leurs budgets culturels entre 2024 et 2025.

L’amour du public

« Parfois, cela permet même au privé de reconquérir des structures publiques », continue Antoine Pecqueur. Le journaliste évoque notamment l’importance des délégations de service public (DSP) : un mécanisme par lequel la gestion d’équipements publics comme les Zénith, qui étaient auparavant gérés par les collectivités, est confiée au privé en échange d’un loyer et/ou d’investissements.

Pour les villes, c’est censé être une manière de faire des économies. « Mais quand une salle devient une DSP, elle se transforme souvent en “garage” explique le journaliste. C’est-à-dire qu’elle est louée à ceux qui en ont les moyens, et qu’elle ne fonctionne qu’au moment des concerts. Le maire de la commune est content car il y a des stars. Mais, en vérité, on perd la richesse des activités d’une scène conventionnée, par exemple : les médiations scolaires, les résidences d’artistes, etc. »

Pour les sociétés privés en revanche, le « deal » est intéressant. Comme le résume Aurélie Hannedouche, « ce sont des opérateurs qui vont jouir de biens qui ont été construits par la puissance publique, avec de l’argent public ». Le groupe Fimalac, encore lui, exploite les DSP à plein régime via sa filiale S-Pass, qui gère 23 salles (principalement des Zénith et Arena). En Île-de-France, elle compte notamment dans son portefeuille l’Arena Grand-Paris de Tremblay-en-France.

Les DSP sont loin d’être le seul moyen pour ces grands groupes de capter de l’argent public. Selon Denis Declerck, la concentration les rend plus efficaces pour bénéficier des systèmes d’aide à l’instar du crédit d’impôt : « Les groupes peuvent avoir une personne dédiée, qui a l’agilité et la connaissance parfaite du dispositif pour pouvoir plus facilement monter les dossiers. »

Pour les deux crédits d’impôt concernés (l’un pour le théâtre et l’autre pour la musique), la déduction s’élève au maximum à 750 000 euros par entreprise et par exercice. Mais, comme l’explique la Direction générale des finances publiques, « le montant et le plafond du crédit d’impôt sont calculés au niveau de chaque société membre du groupe. […] La somme des crédits d’impôt des sociétés membres transférés à la société-mère n’est pas plafonnée. »

Soutien avec failles

La position de ces groupes leur permet en outre de bénéficier de manière optimisée des fonds de soutien qui existent dans le « spectacle vivant ». Cas emblématique : le système d’aides de l’Association pour le soutien du théâtre privé (ASTP). Celui-ci fonctionne par un prélèvement de 3,5 % sur les recettes de billetterie des théâtres privés (7,7 millions d’euros en 2022), complété par des subventions publiques (7 millions en 2022). Au total, ce sont entre 10 et 15 millions d’euros par an qui sont reversés aux théâtres par le biais de divers programmes d’aides.

Problème : là où plus de 1 000 théâtres contribuent à cette taxe, seuls les membres actifs de l’ASTP peuvent en bénéficier. Un statut dont l’obtention est un vrai parcours du combattant. Résultat, les bénéficiaires des aides étaient seulement 53 en 2022. En rassemblant les théâtres appartenant aux mêmes groupes, le chiffre tombe à 37.

« Cette taxe était payée par un très grand nombre d’acteurs, mais son produit était ensuite réparti à seulement une quarantaine d’entre eux, à savoir les théâtres privés parisiens », confirme Denis Declerck. Et parmi ses bénéficiaires, le plus gros n’était autre que le groupe Fimalac de Marc Ladreit de Lacharrière : propriétaire de sept théâtres à Paris, il recevait 24 % des montants attribués en 2022 3.

Mais le système d’aides de l’ASTP est en cours d’évolution. À la suite notamment des alertes de La Scène indépendante auprès du ministère de la Culture, la gouvernance de l’association a changé. Selon un communiqué de juin 2025, elle doit maintenant « s’atteler à une réflexion sur les dispositifs d’aides existants ».

Salles franciliennes, shows à l’américaine

À plusieurs niveaux, cette concentration affecte aussi la création. Notamment avec une course aux gros spectacles, les fameux « shows à l’américaine », qu’on retrouve à la fois dans la musique et le théâtre, et que seuls les gros groupes peuvent se permettre. Selon Denis Declerck, la scène française a longtemps résisté à ce phénomène, mais c’est fini. « Quand Stage Entertainment [appartenant à la richissime famille américaine Newhouse] est arrivée il y a vingt ans en rachetant le Théâtre Mogador et en y important les spectacles façon Broadway, ils ont eu quelques difficultés. Mais, aujourd’hui, c’est une affaire qui marche très bien ».

Et, peu à peu, le public s’habitue à ces débauches de sons et lumières. Pour Denis Declerck, c’est simple, « les gens vont voir sur scène ce dont ils entendent parler à la télé, ou dans les médias ». Et la force de frappe médiatique de ces grands spectacles, portés par de vastes groupes, peut sembler imbattable. Surtout quand ils possèdent eux-même les médias.

Le développement de ces gros shows a un double effet. D’abord, le prix des places augmente. Pour certains, cette augmentation est même un objectif assumé, comme l’explique Denis Declerck : « Le PDG du groupe Live Nation, John C. Malone, a encore dit récemment qu’il fallait augmenter le prix moyen des billets en France, car cela ne rapportait pas assez. Maximiser la rentabilité, voilà leur projet. » Deuxième effet, résultat du premier, le prix des salles gonfle : « Aujourd’hui, beaucoup de producteurs indépendants se plaignent de ne plus pouvoir acheter les salles de spectacle parce que leur valeur théorique a augmenté du fait de ce phénomène de concentration. »

N’est pas Taylor Swift qui veut

Au XXIe siècle, la concentration a ceci de particulier qu’elle est financière : plutôt que de s’effacer derrière le groupe, les entreprises contrôlées conservent leur identité propre, donnant au public une illusion de diversité. Mais, à la fin, le résultat est le même : peu à peu, le nombre d’acteurs indépendants diminue.

Ainsi, en 2021, dans le cadre d’un avis de l’Autorité de la concurrence sur le secteur des musiques actuelles, le ministère de la Culture indiquait craindre « une réduction de la diversité de l’offre artistique ». La Fédération des lieux de musiques actuelles (Fedelima) estimait pour sa part que « nous nous dirigerons vers une offre mainstream restreinte aux seuls artistes « rentables » et visibles par le public à des tarifs prohibitifs. »

Un constat partagé par Antoine Pecqueur : « Ce qui est touché directement, c’est la diversité artistique. Il y a beaucoup de festivals et de salles indépendantes ou associatives, qui se battent. Mais, en parallèle, on a la puissance de ces grands groupes qui font leurs calculs et leurs grandes économies d’échelle. Tout cela interroge la place de l’artiste là-dedans : faut-il résister, créer d’autres modèles ? Essayer de contrôler soi-même, comme Taylor Swift, qui lance ses propres sociétés pour éviter les intermédiaires ? Mais, à part Taylor Swift, qui peut se le permettre ? »

« Le danger c’est que, demain, la concentration soit telle que les artistes n’accéderaient plus au public, car pour cela il faudrait passer sous les fourches caudines de quelques acteurs extrêmement puissants , craint Denis Declerck. La concentration se poursuit et s’amplifie, mais pour le moment les autorités ne s’en saisissent pas. Dans son avis de 2021, l’Autorité de la concurrence conclut qu’elle ne possède pas les outils [juridiques] qui lui permettraient de réguler le système. »

Ciao, Marco

Coup de théâtre, à l’heure où nous écrivons ces lignes, Marc Ladreit de Lacharrière devrait bientôt se retirer, au moins en partie, de la course à la concentration qu’il a participé à lancer. En effet, le groupe Fimalac est en train de vendre une grosse partie de ses actifs dans le « spectacle vivant », et devrait conserver uniquement ses salles parisiennes. Les acheteurs sont d’un côté le groupe d’événementiel GL Events, de l’homme d’affaires Olivier Ginon, et de l’autre Trévise Participations, fonds d’investissement de la famille Noisiez. Deux interlocuteurs qui figurent dans le classement des 500 plus grandes fortunes de France du magazine Challenges.

Le « spectacle vivant » est peut-être derrière Lacharrière. Toujours est-il qu’en se retirant, il ne fait que laisser la place à d’autres empires. À moins de remettre sur la table de véritables politiques anti-trust, les grands groupes ne sont pas encore près de quitter la scène.

Ni le groupe Fimalac, ni ses filiales, ni ses salles de spectacle n’ont accepté nos demandes d’entretien.

Baptiste Gilbet, journaliste pour Le Chiffon

Illustration de une : SiBorg
Illustration n°2 : Manon Truong
Illustration n°3 : Philippe Escoffier

  1. Rapport Billetterie du spectacle vivant en 2024, ministère de la Culture, juillet 2025.
  2. « Nous sommes le bras séculier du ministère
    de la culture », Marc Ladreit de Lacharrière, Le Monde, 22 avril 2017. . »
  3. Mission d’étude sur Le Système d’aide de l’Association pour le soutien du théâtre privé. Inspection générale des affaires culturelles, janvier 2024.

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