Agoralim, que promet au Val-d’Oise ce deuxième Rungis ?
[Enquête publiée dans Le Chiffon n°18 de l’automne 2025]
À grand renfort de communication verdoyante et de promesses d’embauches, la Semmaris, maison mère du marché de Rungis, soutenue par la mairie de Goussainville, appuie la construction d’un nouveau marché « agro-logistique ». Alors que les premières briques pourraient être posées en 2028, qu’en est-il vraiment ? Le Chiffon a enquêté.
Lors d’une chaude soirée de juillet, votre petit rat s’est rendu à la soirée de clôture de la deuxième journée de « concertation » du projet Agoralim. Annoncé par Jean Castex en mai 2021 dans le cadre du « Plan d’actions pour le Val-d’Oise », il s’agirait du nouveau joyau de logistique agro-alimentaire dans le nord du Grand Paris. Un marché du type Rungis, chargé d’assurer la souveraineté alimentaire de la région.
Vite ! Ouvrons nos esgourdes pour écouter Pascal Doll, président de l’agglomération Roissy Pays de France : « Agoralim est un projet qui nous tient à cœur, car c’est l’avenir du territoire. Cela a coûté beaucoup d’argent, mais, quand ce sont des investissements productifs, ce sont des investissements intelligents. » Pascal Doll, magnanime, finit avec une main tendue : « C’est une belle journée. Il y a eu de la confrontation d’idées. La confrontation, c’est bien, car c’est la démocratie. »
Concerter pour mieux régner
À la Maison pour tous de Goussainville, l’ambiance sent bon la satisfaction du devoir accompli. Nos participants, retraités pour la plupart, ont assisté aux ateliers « emploi, formation, innovation », « filières agricoles, alimentation, circuits courts » et « insertion urbaine, environnement et paysage ».
Les impératifs pour Agoralim sont connus : fournir emplois et formation pour une jeunesse goussainvilloise au fort taux de chômage, un accès facilité à des produits frais pour nourrir une population du Val-d’Oise en augmentation (+17 % en vingt-cinq ans) et recourir à de « l’agro-écologie » en circuit court.
Thierry Febvay, directeur exécutif de la Société d’économie mixte d’aménagement et de gestion du marché d’intérêt national de Rungis (Semmaris), se félicite : « On a plutôt ressenti un accord avec les enjeux que l’on a identifiés, notamment de travailler avec les populations locales et les entreprises du territoire. » C’est une journée de concertation pour bâtir un « projet historique » qui a pour but la « résilience alimentaire », précise cet ingénieur des Ponts.
Pour le maire de Goussainville, Abdelaziz Hamida, Agoralim sonne comme une revanche : « Il nous faut repenser tout un territoire oublié par l’État, le département, la région. Ils ont construit l’aéroport de Roissy dans les années 1960, puis plus rien. » Parlant à la cantonade, l’entrepreneur, qui a fait carrière dans le rachat de boulangeries, exhorte : « La Semmaris est à notre écoute. Ce n’est pas imposé, c’est défini ensemble. Nous sommes les architectes d’Agoralim, mettez-vous ça dans la tête et n’écoutez pas les uns et les autres qui vous diraient le contraire. »
Paye ton carreau
Agoralim était à l’origine un vaste pôle logistique de 175 hectares, promettant la création de 4 000 à 5 000 emplois, installé sur quatre communes : Bonneuil-en-France, Roissy, Gonesse et Goussainville. Aujourd’hui, seul le site de Goussainville est en voie de concrétisation, d’ici à 2028, les autres ne remplissant pas les conditions fixées1.
Sur les 27 hectares de Goussainville sont prévus 120 000 m2 de bâti, pour un montant annoncé en octobre 2024 à 300 millions d’euros, que Thierry Febvay estime aujourd’hui avoisiner les 700 millions. Au menu, des espaces de stockage, de vente, de transformation alimentaire et des bureaux. Pourraient aussi s’y installer un incubateur de start-up de la food-tech et un pôle de formation. Exit la « vitrine maraîchère » prévue sur les terres du Triangle de Gonesse annoncée en 2021, au profit de la seule plateforme logistique.
Les dirigeants de la Semmaris rassemblés à Goussainville avancent un argument massif : le but de ce pôle logistique consisterait à attirer les producteurs-maraîchers installés dans un rayon de 200 kilomètres. Mais, dans un deuxième temps, il s’agirait de brancher Agoralim sur le tant espéré canal Seine- Nord Europe (CSNE) pour capter les flux alimentaires transcontinentaux. Car, si le but « ce n’est pas la croissance des flux, c’est quand même la croissance économique », nous dit en off une source proche du dossier.
Autre argument « béton » : Agoralim voudrait rapprocher les producteurs des acheteurs (marchés, magasins, restaurateurs, etc.) du nord de l’Île-de-France. Ces derniers n’ayant plus à contourner l’agglomération pour se rendre à Rungis, la Semmaris anticipe une diminution du trafic2, en accord avec la stratégie nationale bas carbone (SNBC) qui vise la disparition des émissions sur le transport de marchandises, d’ici à 2050. Si le site serait calibré pour les allées et venues d’une kyrielle de camions, l’estimation chiffrée du trafic brille pourtant par son absence dans les documents officiels.
Sésame, aménage-nous
Agoralim est notamment défendu par Stéphane Layani, directeur de la Semmaris, un énarque que Le Monde présente le 16 mars 2023 comme « bien davantage que le patron du plus vaste marché de produits frais du monde : cet intime de vingt ans du président […] forme avec sa femme, présidente de l’Autorité des marchés financiers, un vrai couple de pouvoir ». Un profil qui colle à l’ambition de Philippe Court, préfet du Val-d’Oise, qui rejoint Stéphane Layani, pour qui « Agoralim, c’est le Stade de France du Val-d’Oise et de Goussainville3 ».
Un préfet d’ailleurs persuadé de la nécessité d’Agoralim, le marché de Rungis n’étant « pas suffisant pour répondre aux besoins alimentaires croissants des Franciliens et à la complexification des flux logistiques, soumis aux défis environnementaux ». C’est dans ce contexte que la Semmaris rédige un plaidoyer pour faire reconnaître par les autorités son nouveau Rungis comme un projet d’intérêt général (PIG), une labellisation qui « s’avère[rait] opportune pour rendre possible la réalisation du projet d’Agoralim Goussainville 4».
À la suite de cette présentation, le préfet du département délivre en octobre 2024 la qualification de projet d’intérêt général (PIG). En jeu ? L’expropriation de près de 200 habitants sur les parcelles concernées, facilitée par ce sésame. La plupart des riverains auraient déjà fait l’objet d’entretiens administratifs, préalable à une procédure de relogement.
Foncier tête baissée
Une maîtrise foncière qui est vitale pour la Semmaris, son modèle économique reposant sur les loyers qu’il fait payer aux producteurs et distributeurs. C’est aussi en ce sens que la labellisation PIG est cruciale : elle permet d’escamoter le plan local d’urbanisme (PLU) de Goussainville, qui représente un obstacle en ce qu’il interdit, depuis sa révision en juin 2018, l’artificialisation de parcelles agricoles de la commune.
En sus, la labellisation permet d’éluder le nouveau schéma directeur de la Région Île-de-France (SDRIF), adopté en septembre 2024. Le document prévoyait à l’origine l’urbanisation d’une partie du site pour un projet de fret ferroviaire européen, dit « Carex » (pour Cargo Rail Express). Une obligation légale que la déclaration de PIG permet d’enjamber.
En compensation de l’aménagement d’une voie routière dans le nord-est de la parcelle pour accueillir les camions, la Semmaris sort des moyens bien connus : quelques arbres et des haies seront plantés, à quoi devrait s’ajouter la construction d’un centre de loisir dans le bois du Seigneur, mitoyen du site.
Embarquer les cœurs
Bien que Rungis soit le plus grand marché de gros du monde, avec ses 234 hectares, ses 1 200 entreprises et ses près de dix milliards d’euros de chiffre d’affaires par an, le site arrive aujourd’hui à saturation, avec un taux d’occupation de 98,5 %. Conséquence : Rungis dit refuser tous les jours des sollicitations de nouveaux grossistes, pour justifier Agoralim.
Alors la Semmaris cherche également à convaincre par le pouvoir de la calculatrice. Avant tout, par la promesse originelle de création de 1 500 emplois directs, depuis largement revue à la baisse, car incluant finalement près de 1300 emplois indirects5, des emplois largement soumis à caution.
Agoralim, l’agriculture du peuple ?
À l’origine d’Agoralim, il y a un constat : les conséquences du réchauffement climatique entraînent une baisse des rendements agricoles et une fragilisation des circuits d’approvisionnement. Ainsi, la solution serait de produire localement via des « pratiques agro-écologiques », pour renforcer des chaînes logistiques raccourcies.
Mais, loin d’alimenter la vente directe, Agoralim présente l’infrastructure logistique mondialisée, dont elle serait un maillon, comme une solution : « Sans outils de distribution et transformation, la production agricole ne peut pas trouver de débouchés ». Des mots qu’illustre Aminata Diop, directrice exécutive adjointe de la Semmaris : « Agoralim est un projet agro-alimentaire et agro-logistique. » Et de prophétiser : « L’alimentation est un patrimoine qui appartient à tout le monde. Rungis était une révolution, Agoralim le sera. »
Si la concertation n’a pas fait émerger de contestation frontale, il existe des voix discordantes, à l’instar du Collectif pour le triangle de Gonesse (CPTG) qui lutte contre l’artificialisation de terres agricoles à quelques kilomètres de là. Selon ses adhérents, il apparaît que « la qualification en projet d’intérêt général (PIG) est l’intérêt de la [seule] Semmaris6 », le CPTG ne partageant pas « l’analyse vertueuse telle que le dossier présente le projet Agoralim et son implantation sur le site de Goussainville ».
Prenant le contre-pied, ce collectif déroule une autre analyse : « Il y a moins d’un siècle, l’autonomie alimentaire [des Franciliens] était de l’ordre de 80 %. Ce n’est pas seulement l’évolution démographique qui a conduit à la perte de cette autonomie alimentaire durant le XXe siècle, mais surtout une accélération après la Seconde Guerre mondiale du développement du machinisme agricole, de l’usage des engrais chimiques et des pesticides, de l’agriculture mondialisée.»
Ce dont manque la région, ce n’est pas d’un nouveau pôle logistique, mais de préparer une réinstallation maraîchère : « Pour le CPTG, il ne s’agit pas [avec Agoralim] de renforcer la production agricole francilienne telle qu’elle est », mais bel et bien de bâtir une nouvelle porte d’entrée pour l’import-export.
Camille Vilarbas, journaliste pour Le Chiffon
Illustration : Alex Frei Khadavali
- En cause : l’accessibilité, le coût d’acquisition, la disponibilité foncière et les contraintes réglementaires (SDRIF, PLU) – Lire « Agoralim à Goussainville : pour une qualification en projet d’intérêt général », Semmaris, p.13, juin 2024.
- Une baisse des kilomètres parcourus estimée à 16 %, impliquant une diminution de 17 % des émissions de gaz à effet de serre.
- Goussainville. Le magazine municipal, n° 145, octobre-novembre 2023.
- « Agoralim à Goussainville : pour une qualification en projet d’intérêt général », val-doise.gouv.fr, p. 18.
- Sur le principe qu’un emploi « direct » créé à Rungis engendre 7,5 emplois « indirects » dans l’économie française. « Marché d’avenir » rapport annuel 2014, Marché international de Rungis.
- « Projet Agoralim à Goussainville. Bilan de la mise à disposition du public PIG Agoralim », Préfet du Val-d’Oise, 1er avril 2025, p. 31.





